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Lutte contre les abus de la liberté d'expression en ligne : la simplicité et le juge
Quelle leçon tirer de l'explosion en vol de la loi Avia ? Outre la nécessité de prendre un peu de hauteur sur les mécanismes de régulation de la liberté d'expression, le recours à l'ordonnance sur requête, assez efficace en pratique, pourrait être pérennisé et amélioré, de façon à en faire la procédure naturelle de retrait par les hébergeurs des contenus en ligne manifestement illicites. L'office du juge et la puissance de diffusion et de réplication des réseaux sociaux ne sont pas incompatibles.
On a rarement vu une explosion aussi complète à l'envol. De la loi Avia, le Conseil constitutionnel n'a rien laissé debout(1). Un soulagement pour les tenants du « free speech » sur les réseaux sociaux. En passant, on aurait aimé que le Conseil constitutionnel soit aussi épris de liberté d'expression lorsque lui fut soumise, en 2016, la loi renforçant le secret des sources des journalistes… dont elle ne laissa rien non plus. Pour la loi Avia en tout cas, tout a sauté : retrait dans l'heure des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, sur injonction de l'autorité administrative, sous menace d'un an d'emprisonnement et 250 000 € d'amende ; retrait dans les 24 heures des contenus haineux ou sexuels susceptibles de qualifications variées, sur notification des internautes, amende de 250 000 € à la clé… Tout a été balayé comme brutal et disproportionné.
Les autres articles sont tombés par effet domino : nouvel article 6-3 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) assignant aux plateformes des obligations visant à prévenir ou faire cesser la diffusion ou le référencement des contenus ; nouveaux pouvoirs de contrôle et de sanction du CSA ; nouvel article 6-4 de la LCEN qui permettait à l'autorité administrative de faire bloquer l'accès aux services de communication au public en ligne reprenant « en totalité ou de manière substantielle » un contenu ayant donné lieu à une décision judiciaire passée en force de chose jugée…
Ce camouflet constitutionnel n'a rien d'étonnant car quoi qu'en aient dit les promoteurs de la loi pendant les débats, la grande absente était la justice. Sous couvert d'un dispositif préventif qui se croyait efficace parce que largement soustrait au juge − injonction administrative, notification par les utilisateurs, contrôle par le CSA (qui depuis des années se profile systématiquement dans tous les projets de loi touchant à la liberté d'expression), la philosophie de la loi Avia était connue : privatiser la censure en la sous-traitant aux GAFA… tout en leur mettant l'arme sur la tempe, ce qui comme l'a justement relevé le Conseil constitutionnel, les aurait conduits à censurer aveuglément, par calcul de risque. Le juge dans la loi Avia n'était qu'une ombre ou un épouvantail.
Il ne reste de cette loi que des lambeaux(2) : allégement des conditions de notification « classique » aux hébergeurs des contenus manifestement illicites − celle qui est pratiquée depuis 2004 au visa de l'article 6-I-5 de la LCEN ; Observatoire de la haine en ligne ; parquet judiciaire spécialisé dont on surveillera la mise en œuvre si elle advient, et dont la garde des Sceaux avait expliqué la future articulation avec les parquets locaux au moment des débats parlementaires.
Quelle leçon tirer de cette explosion en vol de la loi Avia ? Peut-être est-il temps de prendre un peu de hauteur sur les mécanismes de régulation de la liberté d'expression.
I - Régulation de la liberté d'expression : principes et écueils
Tout d'abord, il faut nommer les choses : cette loi − comme la loi de 1881, comme la LCEN − était une loi de censure.
Il n'y a pas de restriction anodine ou indolore de la liberté d'expression. La censure est a priori, a posteriori, dure, douce, directe, indirecte… c'est toujours la censure. « Censure » vient de censura, la charge ou la dignité de censeur, puis « le jugement, l'examen »… la notion même de censure appelle avant tout une réflexion sur la personne du censeur. Or le juge doit être au cœur du dispositif. Il est la seule autorité légitime et incontestable pour dire ce qui excède la liberté d'expression, dans un contexte donné, en réduisant au maximum le risque d'arbitraire. Le premier des droits dans une démocratie ne peut pas lui être soustrait. Que la justice soit pauvre ne doit jamais conduire à perdre de vue cette exigence.
Depuis des années l'autorégulation du web et des réseaux sociaux s'est imposée comme une évidence, par nécessité. C'est une fausse évidence, qu'il ne faut jamais cesser d'interroger. L'autorégulation est l'autocensure, qui est la plus sournoise de toutes les censures. Lors du Forum Légipresse consacré aux contenus haineux sur les réseaux sociaux, autour du projet de loi Avia, en novembre 2019, le responsable des affaires publiques de Facebook France expliquait les moyens humains et algorithmiques déjà déployés par Facebook pour agir contre la trilogie pédopornographie, terrorisme, haine…(3)
La réflexion, c'est humain, est brouillée par cette notion de contenu « odieux » ou « haineux ». Dans son arrêt Dieudonné de 2015, la Cour européenne des droits de l'homme elle-même a rappelé qu'il était « important au plus haut point » de lutter contre ce type de contenu(4). Sur des contenus racistes, antisémites, apologétiques du terrorisme ou de la Shoah, comment temporiser ? Comment refuser des dispositifs radicaux et préventifs de nettoyage du web ? Comment refuser d'être submergé par la haine ?
Le problème est qu'en matière de liberté d'expression, il faut penser large et ne pas diviser la réflexion en fonction des contenus, pour deux raisons au moins. La première est qu'à spécialiser et complexifier les dispositifs légaux − dans la loi Avia, il s'agissait de cibler les réseaux sociaux − on amoindrit en réalité l'efficacité de l'ensemble. L'illustration la plus typique est l'utilisation systématique par le législateur, dans les dernières lois relatives à la liberté d'expression, de la notion de plateforme au sens de l'article L. 111-7 du code de la consommation (réseaux sociaux, plateformes de commerce en ligne, moteurs de recherche). Cette notion, purement consumériste à l'origine, et qui visait à instituer une obligation de loyauté et de transparence des plateformes vis-à-vis des utilisateurs-consommateurs, vient concurrencer la notion d'hébergeur, plus large et plus souple, qui était celle de la LCEN. Cette porosité entre le droit de la consommation et le droit de la liberté d'expression est malsaine et illisible. La loi Avia, si elle n'avait pas été censurée, aurait conduit à faire cohabiter dans la LCEN même deux régimes imbriqués : celui des hébergeurs au sens de l'article 6-I.2 de la loi, celui des plateformes au sens du code de la consommation. L'hébergeur d'un blog par exemple relève de la première catégorie, a priori pas de la deuxième qui induit une notion, soit de référencement, soit de mise en relation entre plusieurs parties et d'échange ou de partage de contenu.
Un autre exemple est le ciblage de la loi Avia sur les plateformes qui dépassent un certain seuil d'activité sur le territoire français. Quelle logique ? De même que les contenus haineux chassés des hébergements en ligne français se réfugient en Russie, aux Pays-Bas, en Suisse, aux États-Unis… ils se seraient réfugiés à présent sur des plateformes de moindre dimension ? Voulait-on créer un marché de niche de la haine ? Là encore le législateur, submergé par les algorithmes et la puissance des réseaux sociaux, et croyant bien faire, court après des solutions purement pratiques et tortueuses au lieu de créer des outils puissants, simples, généraux, respectueux de la liberté d'expression.
En accumulant des dispositifs légaux mal articulés, qui en toute bonne conscience font le choix de l'efficacité contre celui des principes, en contournant la loi de 1881, en contournant autant que possible le juge, on affaiblit à la fois le principe de la liberté d'expression et les outils qui permettent de contrôler les abus de cette liberté. La loi sur les fake news, la loi Avia, faisaient de beaux effets d'annonce, mais la première est déjà en déshérence et la seconde démolie.
II - Le retour au juge via l'ordonnance sur requête
Une autre raison est qu'en attendant mieux, une tâche aussi grave que la régulation de la liberté d'expression ne peut pas être abandonnée à l'inintelligence des algorithmes. Comme on sait les GAFA, pour lutter contre les contenus pédopornographiques ou haineux, ont recours à un panachage entre une détection automatique par scoring et des modérateurs humains pour les situations plus délicates. La première aboutit à des censures ridicules ; la seconde souffre d'une légitimité discutable.
Il faut sortir de ces impasses, revenir au juge avec des outils simples et des réformes modestes. À titre d'exemple : un outil fluide existe, l'ordonnance sur requête. Elle n'est pas l'idéal (juge unique, absence de contradictoire) mais au moins la pratique montre qu'elle peut aboutir à un modus vivendi avec les réseaux sociaux ou les hébergeurs de blogs. On rappelle qu'il y a deux types de requêtes : les requêtes « nommées », prévues par un texte spécial comme étant la seule voie procédurale indiquée dans telle ou telle circonstance donnée. Dans ce cas, la dérogation au principe du contradictoire n'a pas à être motivée, ni par le requérant, ni par le juge. Les requêtes « innommées » en revanche sont soumises à cette exigence de motivation sur l'absence de contradictoire. Les requêtes de l'article 145 du code de procédure civile, texte général, en font partie. De même que les requêtes aux fins de retrait de contenus illicites de l'article 6-I.8 de la LCEN (ou celles de l'art. 6-II aux fins de communication par l'hébergeur de données d'identification). La LCEN en effet prévoit qu'il est possible d'agir « en référé ou sur requête ». La loi ouvrant ces deux voies, lorsque le choix est fait de ne pas assigner en référé mais d'agir sur requête non contradictoire, il faut en justifier.
La motivation sur l'absence de contradictoire est contrôlée par la Cour de cassation. Pour l'essentiel, les trois motifs canoniques sont : la nécessité de ménager un effet de surprise (le plus souvent à travers des mesures exécutées par un huissier) ; l'impossibilité d'identifier la partie adverse ; ou encore la nécessité d'obtenir une mesure erga omnes ne visant personne en particulier (pour évacuer un local occupé par exemple). Tout ceci s'applique difficilement aux demandes de retrait de contenus. L'urgence − impératif bien réel surtout lorsqu'il faudrait assigner un hébergeur à l'étranger − ou la nécessaire discrétion face à un auteur de contenus parfois forcené et au risque de surenchère, sont des circonstances dont il est tenu compte en pratique mais qui ne justifient que de manière aléatoire la dérogation au contradictoire.
La pratique des juridictions est souvent d'accorder les ordonnances sur requête de manière libérale. Leur efficacité est alors soumise à un principe de fragilité : l'hébergeur soit se plie à l'ordonnance, considérant lui aussi au vu de la loi et/ou de ses standards propres que le contenu est illicite ; soit ce qui est très rare, assigne en référé-rétractation de l'ordonnance… laquelle est alors rétractée au motif que la dérogation au contradictoire était insuffisamment justifiée. Entre ces deux extrêmes, certains hébergeurs qu'on reconnaîtra ergotent, restent dans un entre-deux, suggèrent que la LCEN ne leur est peut-être pas si applicable, réclament une signification « lourde » de l'ordonnance à leur siège étranger qui prendra des semaines, expliquent qu'ils ne défèrent qu'aux commissions rogatoires internationales pénales ou civiles…
Ce dispositif à la fois bancal et assez efficace en pratique pourrait être pérennisé, en prévoyant que l'ordonnance sur requête est la procédure naturelle de retrait par les hébergeurs des contenus en ligne manifestement illicites, et en assumant sans ambiguïté le caractère non contradictoire de la procédure. Une retouche assez modeste de la LCEN permettrait de faire de ce type de requête une requête « nommée », dont le président du tribunal judiciaire serait saisi dans un cas « spécifié par la loi » au sens de l'article 845 du code de procédure civile. Le juge garde ainsi la main, en tenant compte du contexte, sans mobiliser de manière excessive les juridictions. Les contenus odieux, racistes, antisémites, négationnistes, ou même frontalement injurieux sont facilement et objectivement identifiés. Les contenus plus subtils, ceux qui prêtent à débat, appellent une réflexion contradictoire au fond, plus de contexte, se heurteront à la circonspection du juge, ou à son refus pur et simple pour les contenus de presse par exemple. Par ailleurs les recours existent, de part et d'autre, qui peuvent susciter une jurisprudence régulatrice. L'ordonnance sur requête est susceptible d'appel de la part du requérant « débouté » (C. pr. civ., art. 496). L'hébergeur quant à lui est toujours libre de rétablir le contradictoire en assignant en référé-rétractation de l'ordonnance, ce qui permet de purger le débat sur la qualification du propos litigieux et son caractère illicite si celui-ci ne fait pas consensus. Pour toutes ces raisons, l'équilibre des droits en présence serait préservé.
Le juge, saisi sur requête, a de nombreux outils en main : refus motivé ; injonction de retrait, plus ou moins aménagée (par exemple pour interdire à l'hébergeur d'aviser l'auteur du propos ou au contraire l'y autoriser, en fonction des circonstances) ; conditionnement d'une mesure de retrait temporaire à l'introduction d'une action au fond, etc. Une autre possibilité est celle ouverte par l'arrêt Eva Glawischnig-Piesczek c/ Facebook Ireland Ltd de la Cour de justice de l'Union européenne du 3 octobre 2019(5), qui permet au juge d'ordonner le retrait non seulement du contenu illicite mais de tout contenu identique ou substantiellement similaire, en imposant à l'hébergeur une obligation de surveillance ciblée et techniquement praticable. Le juge ici n'est pas latéralisé mais soulagé : l'efficacité de sa décision se prolonge dans le temps afin de lutter contre la résurgence du contenu litigieux. L'office du juge et la puissance de diffusion et de réplication des réseaux sociaux ne sont pas incompatibles.
Une autre difficulté rencontrée par les praticiens est la notification des ordonnances. Pour les GAFA ayant une tête de pont européenne, le règlement (CE) no 1393/2007 s'applique(6). Afin de s'épargner un ou deux mois de signification via l'entité étrangère requise, une suggestion : promouvoir la notification directe par courrier recommandé d'huissier (art. 14 du règlement), qui ne prend que quelques jours. Voire pourquoi pas, profiter des canaux de signalement « maison » des plateformes ? Depuis des années, les GAFA s'adonnent à un exercice de récusation plus ou moins frontale des législations et des juges nationaux, pour se créer une souveraineté propre. Leur imposer des obligations d'autorégulation dans l'heure sous contrôle administratif et menace d'une amende de 250 000 € était impossible. Promouvoir une co-action en bonne intelligence avec le juge, qui pourrait intégrer dans ses ordonnances l'utilisation d'outils de signalement et de transmission des décisions de justice, honnêtement configurés par les plateformes, serait plus efficace.
Bien sûr le juge, même sur requête, ne suffit pas à la tâche. Et il n'est pas accessible à tout un chacun. Ne peut-il au moins rester juge du recours contre les décisions des modérateurs des plateformes ? Pourquoi pas en conditionnant sa saisine à un refus ou à un silence de l'hébergeur, dans un délai contraint ? La loi Avia, spectaculaire mais dont le caractère anticonstitutionnel sautait aux yeux et qui fantasmait une intolérable censure administrative, doit céder la place à des réflexions plus sereines. On fait un rêve : la simplicité, le juge… et un peu de bonne foi du côté des GAFA.