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Tribune


01/07/2013


Projet Taubira sur le secret des sources des journalistes : et si l'on oubliait (un peu) la Cour de Strasbourg ?



 

De la différence légistique entre le projet de loi renforçant la protection du secret des sources des journalistes déposé à l'Assemblée nationale le 12 juin 2013 (« projet Taubira ») et la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes : autant la loi de 2010 a consisté en une mise en oeuvre raisonnable d'un engagement électoral lyrique mais improvisé, autant le projet Taubira est une tentative de mise en oeuvre raisonnée d'un engagement électoral promu avec le même lyrisme qu'à la précédente élection présidentielle.
I. Sortir du raisonnable C'est en effet à la faveur d'un fait d'actualité policière et judiciaire – une double perquisition judiciaire dans les locaux de L'équipe et du Point dans le cadre de l'affaire Cofidis – que M. Sarkozy fera, lors de sa campagne électorale de 2006-2007, des occurrences à l'« introduction » du secret des sources des journalistes dans le droit français (en réalité, il y était déjà énoncé), s'il était élu. Et sa présidence laissera voir à plusieurs reprises que son rapport aux médias en général et aux journalistes en particulier était teinté, sinon de défiance, du moins d'une absence de foi en la vocation libérale et démocratique des journalistes (1). L'on peut citer à cet égard les voeux de l'ancien président de la République à la presse le 8 janvier 2008, cérémonie au cours de laquelle le chef de l'état a commis une attaque ad hominem contre le journaliste Laurent Joffrin (alors directeur de Libération), par suite d'une question de ce dernier sur la « monarchie élective » supposée caractériser sa présidence (2). En 2012, lorsque M. Hollande fait sien l'engagement de faire adopter une nouvelle loi sur le secret des sources des journalistes, il était déjà précédé dans cette ambition par le parti socialiste, et ce bien avant l'affaire des « fadettes » (3). Si cet engagement n'a donc pas été improvisé, sa consistance n'était cependant pas précisée.
La qualité légistique du projet Taubira doit au fait que ce texte est une oeuvre de juristes familiarisés à la jurisprudence européenne et rompus aux questions de procédure. Ça n'était pas gagné d'avance, tant le sujet est chargé de représentations qui, combinées avec le tropisme français pour les « symboles législatifs » (4), peut faire perdre de vue le fait que légiférer demande d'essayer d'anticiper le plus grand nombre de situations concrètes possibles. Aussi pouvait-on s'inquiéter des interventions successives de la ministre de la Culture et de la Communication sur une question qui, au regard des décrets relatifs aux attributions des ministres, relève de la compétence du ministre de la Justice (5).

II. Instituer du raisonné Le projet Taubira soulève deux questions substantielles, l'une sur le fait de savoir s'il apporte des avancées notables dans la protection légale du secret des sources des journalistes, l'autre sur le fait de savoir s'il ne contredit pas les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme.
La première question appelle d'autant plus une réponse positive que, comme l'a fait valoir la Commission consultative des droits de l'Homme (Cncdh), il semble que, sur la longue durée, la jurisprudence n'aurait pas gommé les scories et réparé les imperfections de la loi de 2010. « (Il est) difficile de faire un bilan de l'impact de (la loi de 2010), après seulement trois années d'application », écrit la Commission dans son avis sur le projet de loi. « Médiatiquement, la perception de la loi par l'opinion a souffert de l'affaire dite des “fadettes”, qui a vu le procureur de la République de Nanterre requérir un opérateur téléphonique de lui communiquer les factures téléphoniques détaillées de trois journalistes pour découvrir quelle était leur source. Cette affaire a été vécue par l'opinion publique, et surtout par les médias, comme la démonstration de l'insuffisance de la loi pour protéger les sources des journalistes. Cependant, la Cncdh souligne que l'application de la loi du 4 janvier 2010 a conduit à l'annulation a posteriori des réquisitions du procureur de la République et de toute la procédure subséquente. En effet, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Bordeaux, qui a eu à se prononcer sur ces faits, a par arrêt du 5 mai 2011 annulé les réquisitions visant à des investigations sur les téléphones des trois journalistes, qui tendaient à découvrir leurs sources. Cet arrêt de la cour d'appel de Bordeaux a été approuvé par la Cour de cassation qui a rendu un arrêt de rejet du pourvoi formé à son encontre le 6 décembre 2011. La Cncdh n'a pas eu connaissance d'autres cas dans lesquels les juridictions n'auraient pas pu protéger efficacement le secret des sources des journalistes depuis l'adoption de la loi du 4 janvier 2010 » (6).
Un arrêt de la Cour de cassation postérieur à l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme peut néanmoins être interprété de manière contradictoire selon que l'on s'attache à sa conclusion en l'espèce (désavantageuse pour les journalistes) ou à sa portée (l'exigence de qualifications précises et circonstanciées des magistrats instructeurs et donc nécessairement aussi des procureurs de la République). Il s'agit de l'arrêt rendu par la chambre criminelle le 14 mai 2013, dans lequel la Cour censure l'arrêt d'une chambre de l'instruction qui n'avait pas « (précisé) l'absence d'un impératif prépondérant d'intérêt public alors que la violation du secret de l'instruction reprochée imposait de rechercher les auteurs de cette infraction ayant porté atteinte à la présomption d'innocence », ni « (caractérisé) plus précisément le défaut de nécessité et de proportionnalité des mesures portant atteinte au secret des sources des journalistes au regard du but légitime poursuivi » (7).
Les principaux apports du projet de loi Taubira sont ainsi de plusieurs ordres. Le champ d'application ratione personae de la protection légale des sources est précisé et étendu : il ne s'agit plus seulement de « journalistes professionnels » au sens de l'article L. 7111-3 du Code du travail (8) mais aussi de ceux des employés d'entreprises de communication ou de presse qui « pratique(nt) le recueil d'informations et leur diffusion au public », voire de « collaborateurs de la rédaction » (9). Le champ d'application ratione materiae de la protection légale est également précisé, sans que le projet Taubira ne s'oblige, pas plus que la législation belge, à définir la notion de « source » (10). Le projet confie au juge des libertés et de la détention la compétence pour autoriser des actes d'enquête ou d'instruction intrusifs dans le travail des journalistes et ce dans les hypothèses exceptionnelles prévues par la loi. Le projet Taubira assortit désormais la violation du secret des sources de sanctions lourdes, et immunise les journalistes contre le délit de recel de violation du secret de l'instruction.
De ce que l'on a compris, la question qui fâche les organisations professionnelles des journalistes tient à ce que le projet Taubira prévoit qu'« il ne peut être porté atteinte au secret des sources que si cette atteinte est justifiée par la prévention ou la répression soit d'un crime soit d'un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ». Cette référence aux « intérêts fondamentaux de la Nation » n'est pas vraiment une surprise : le gouvernement s'est laissé convaincre de ce que le statut de puissance militaire, nucléaire, industrielle de la France est assorti de secrets dont la protection serait fragilisée si le secret des sources faisait obstacle à l'identification des agents publics qui auraient permis la révélation d'informations sensibles. Le gouvernement s'est d'autant plus aisément approprié cette limite du secret des sources que, d'une part, elle est commune à toutes les grandes puissances – sous entendu, la Belgique ou la Suède ne sont pas de grandes puissances et ne peuvent donc pas servir de modèles à la France –, d'autre part, elle correspond à une catégorie pénale disponible (soit les articles 410-1, 411-1 à 414-19 du Code pénal, qui désignent l'espionnage, la trahison,

les attentats, le complot, l'état de siège, l'état d'urgence…) ; enfin, elle a une portée considérablement plus réduite que la notion en vigueur d'« impératif prépondérant d'intérêt public » (11). Et, comme cette notion est elle-même tirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme sur le sujet, il y a comme une absurdité à dire que le projet Taubira constitue de ce point de vue une régression par rapport à la Cour de Strasbourg ou une réception minimaliste de sa jurisprudence.
Conclusion Il ne s'agit pas de dire, ni que le projet Taubira fera disparaître les problèmes (si les lois avaient cet effet magique, voilà bien longtemps qu'il n'y aurait plus de vols), et empêchera tel ou tel hubris policier ou judiciaire, ni qu'il ne se prête pas à des controverses herméneutiques (c'est le sort de toutes lois), ni qu'il ne contient pas d'éléments dont le législateur pourrait discuter (par exemple, certaines facilités offertes à la police et à l'autorité judiciaire par loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques). Il s'agit de dire que la question du secret des sources n'est pas réductible à une opposition entre partisans et adversaires de la liberté de la presse.
La Cour de Strasbourg en convient, la garantie légale du secret des sources des journalistes nécessite une balance des intérêts entre le droit d'informer et le droit à l'information, d'une part, et la capacité de la puissance publique à préserver la souveraineté de l'état, d'autre part (12). Cette balance n'étant pas nécessairement simple à articuler dans des textes, l'on gagne d'autant moins à légiférer en se basant sur ces propositions philosophiques, pour ne pas dire sur ces clichés, dont la Cour européenne des droits de l'Homme a la mauvaise idée d'agrémenter ses arrêts au visa de l'article 10 de la Convention (13).
Les arrêts de la Cour ayant pu conclure à une violation du secret des sources par un État sont souvent parvenus à cette conclusion, non pas dans le cadre du contrôle des motifs d'immixtion, mais plutôt dans le cadre du test de proportionnalité entre le but poursuivi et l'immixtion dans les sources et au regard des circonstances de l'espèce. Aussi soutenons-nous que ces arrêts sont « des guides de casuistique et non des guides de légistique » (14). Encore faut-il garder à l'esprit que, pour une part, la question du secret des sources des journalistes est liée au type même des systèmes policier et judiciaire de l'État : de fait, tous les États n'ont pas, comme la France, une police (judiciaire) et un parquet étroitement subordonnés au pouvoir politique, ce qui entretient et/ou justifie le soupçon que derrière toute immixtion policière ou judiciaire dans le secret des sources, il y a la main du pouvoir politique. Or cet enjeu “systémique” ne ressort pas plus de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme qu'il n'est (évidemment) traité par le projet Taubira.
1er juillet 2013 - Légipresse N°307
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