01/07/2009
Quelques enseignements à tirer du phénomène Neda Soltani au regard du droit de l'image
Thomas ROUSSINEAU
Docteur en droit Avocat au Barreau de Paris
Toute la presse s'est fait l'écho de la propagation à très grande échelle sur internet de vidéos très crues représentant l'agonie d'une jeune femme iranienne qui se nommerait Neda Soltani (ou Agha-Soltan), cible d'un tir de balle mortel le samedi 20 juin aux abords d'une manifestation d'opposants au régime en place.
Sur la plus longue des vidéos, qui semble avoir été réalisée sur le vif par un passant, Neda s'effondre sur le bitume, plusieurs hommes venant ensuite lui porter secours. Son visage est ensuite filmé en plan rapproché. Ses yeux semblent d'abord regarder la caméra, puis se révulsent. Peu après, des flots de sang coulent de sa bouche et de son nez, inondant son visage. On entend des cris d'horreur autour d'elle.
Beaucoup de personnalités se sont émues de ces images, comme le président Barack Obama. La presse internationale, qui a qualifié Neda Soltani de martyre ou d'icône de l'insurrection de Téhéran, n'a pu que prendre acte du phénomène survenu sur internet. La plupart des journaux ont diffusé les captures d'écran les moins choquantes (1) en illustration des articles, celles représentant le visage ensanglanté de la victime n'ayant été que peu diffusées dans les éditions papier (2). Le fait que la diffusion d'images si crues ait eu lieu en dehors de toute logique mercantile, car relayée de manière spontanée par le public luimême, est intéressant au regard du débat sur la publication d'images de cette nature (I). D'autre part, la survenance aussi rapide d'images si violentes et non authentifiées ne manque pas de susciter des interrogations quant aux moyens à disposition pour réguler internet (II).
I. Une diffusion spontanée d'images violentes en dehors de toute logique marchande La presse a décrit le circuit d'une des vidéos de l'agonie (3): filmée par un ami d'une des personnes tentant de lui porter secours, elle a été mise en ligne sur le compte Facebook d'un Iranien vivant au Pays-Bas, ancien voisin de l'auteur de la vidéo. Le film a ensuite été diffusé sur Youtube et Twitter. La diffusion a ensuite été relayée par des sites agrégateurs. Dès le 22 juin, d'innombrables messages de soutien provenant d'internautes du monde entier se sont enchaînés sur Twitter, et on dénombrait plus de 6 600 entrées sur Google. Une page est consacrée à Neda sur l'encyclopédie virtuelle Wikipedia (4).
L'originalité de ce phénomène consiste dans le fait que la diffusion à l'échelle mondiale de ces images tire sa source non d'un média traditionnel, mais de citoyens iraniens, donc en dehors de toute logique commerciale, ce qui ne manque pas de renouveler le débat relatif à la publication d'images choc.
1- Rappelons rapidement les termes de ce débat et de la jurisprudence.
Deux conceptions s'opposent autour de ce type d'images. Si certains considèrent que celles-ci sont de nature à sensibiliser l'opinion de manière efficace, d'autres estiment qu'elles alimentent à terme une surenchère et une banalisation de la violence alors que l'écrit et la parole permettent, plus subtilement, de faire passer un message plus précis et parfois plus fort. L'image choc est également associée au mercantilisme auquel se livrent certains supports de presse qui, sous couvert d'une volonté de sensibiliser le public, exploitent le voyeurisme et le ressort émotionnel face au spectacle de la mort.
Certains internautes avaient d'ailleurs ici refusé de relayer la diffusion de la vidéo afin de ne pas conforter la stratégie de la presse à sensation.
La Cour de cassation énonce depuis 2001 que « la liberté de communication des informations autorise la publication d'images des personnes impliquées dans un événement, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine. » (5). La Haute Cour a ensuite inséré en 2004 au sein de la même formule la notion de « débat général de phénomène de société » (6), concept davantage éloigné de l'actualité événementielle, et a confirmé depuis cette évolution (7), reprise par les juges du fond (8). La notion d'atteinte à la dignité de la personne humaine est délicate à cerner dans les décisions rendues. La Cour de cassation a condamné la publication d'images du préfet Erignac assassiné (9), mais a en revanche validé des images assez crues de l'attentat survenu dans la station RER Saint- Michel en 1995 (10), ou encore la diffusion, dans le cadre d'un article consacré aux accidents de la circulation, d'images représentant un jeune homme inanimé étendu sur un brancard, le visage ensanglanté mais parfaitement identifiable (11). La jurisprudence semble s'orienter dans le sens suivant lequel l'atteinte à la dignité sera écartée si les images servent princi-
palement à sensibiliser le public, lui faire prendre conscience d'une cause. C'est d'ailleurs le sens des critères de l'absence d'indécence et de recherche du sensationnel utilisés par la Cour de cassation dans une affaire pour écarter l'atteinte à la dignité (12), même si ces critères ont été très peu repris par la suite, la motivation des arrêts de la Haute Cour étant hélas souvent très succinte dans ce domaine (13). L'appréciation sur l'atteinte à la dignité est donc étroitement liée au contexte de publication de l'image et ceci doit être approuvé, seules les images portant atteinte à la dignité devant être sanctionnées, et non celles montrant une telle atteinte afin de sensibiliser le public.
2- Revenons maintenant à la vidéo de l'agonie de Neda.
L'intérêt de ce phénomène réside dans le fait que ces images violentes ont, semble-t-il, été diffusées en dehors de toute logique commerciale (14), d'où deux constats et un enseignement.
Premier constat : la perception par les internautes de l'utilité évidente de relayer la diffusion de ces images, en dehors de toute logique marchande, afin de provoquer une prise de conscience générale de la situation en Iran. Second constat : l'efficacité et la rapidité de la prise de conscience, quantifiables au vu du nombre colossal des réactions suscitées. Reste toutefois à déterminer quel impact aura à long terme ce phénomène. Est-il vraiment susceptible de peser durablement sur la suite des événements, en déclenchant une pression mondiale et prolongée? L'avenir nous le dira (15).
L'enseignement: la diffusion de ces images violentes a entraîné une prise de conscience aussi rapide que généralisée. Il ne faut pas brocarder systématiquement la publication de ce type d'images en affirmant qu'elles répondent exclusivement à une volonté marchande. Leur diffusion engendre nécessairement du voyeurisme, mais leur utilité est avérée lorsqu'il y a urgence à provoquer une large sensibilisation pour une cause ou en vue de créer rapidement une solidarité nationale ou internationale. Ce critère de la sensibilisation ou de la prise de conscience du public est selon nous essentiel dans la détermination de la licéité ou non d'images de ce type. Si, et seulement si, cet aspect l'emporte sur l'exploitation du voyeurisme, alors de telles images ne doivent pas être considérées comme attentatoires à la dignité de la personne humaine.
II. Quels moyens à disposition pour réguler la diffusion d'images violentes? 1- On connaît la difficulté pour les journalistes d'accéder à l'information en Iran et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles les internautes ont donné au phénomène Neda autant d'ampleur. Si la diffusion de ces images a servi une cause juste en l'occurrence, il convient d'être très prudent lorsque de telles images viennent à circuler sur la toile, car leur origine et leur authenticité n'ont pas été vérifiées par des professionnels.
Les zones d'ombre en l'occurrence sont nombreuses. Personne n'a pu s'assurer avec certitude qu'il ne s'agit pas d'une mise en scène, ni de l'appartenance de l'auteur du tir. Certains contestataires ont très rapidement récupéré ces vidéos, en diffusant de faux portraits de Neda portant le ruban vert caractéristique des partisans de M. Moussavi. Alors même que le gouvernement iranien a interdit à la famille de Neda de prendre la parole, un homme se présentant comme son fiancé s'est cependant exprimé en affirmant que cette dernière n'était pas une activiste mais quelle se trouvait là par hasard lorsqu'elle a été touchée par la balle. On ne connaît rien non plus des auteurs des vidéos comme de leur diffusion initiale, ce qui entache forcément ces images d'une suspicion de manipulation. Mais il est frappant de constater que ces réserves ne sont pas si fréquentes dans la presse, et, surtout, que les textes postés par les internautes sur les divers réseaux sociaux sont souvent dénués d'esprit critique.
Ceux qui osent qualifier cette vidéo de faux sont ainsi immédiatement submergés par un flot d'insultes.
2- D'autre part, les moyens d'éviter qu'internet vienne à être inondé d'images aussi violentes et choquantes, et empêcher ainsi que celles-ci soient visionnées par un public non averti, sont assez minces, au-delà de l'action civile ou pénale de la personne représentée ou de ses ayants droit. L'article 227-24 du Code pénal prohibe la diffusion de messages à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, lorsque ces messages sont susceptibles d'être vus ou perçus par un mineur. L'article 35 quater de la loi du 29 juillet 1881 réprime quant à lui la diffusion de la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit, lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d'une victime, mais l'article 48,8° de la même loi énonce que la poursuite n'aura lieu que sur la plainte de la victime.
L'article 226-8 du Code pénal réprime les montages frauduleux d'images et ce texte peut être mis en oeuvre autrement que par la seule plainte de la victime.
Évidemment, toute la difficulté d'application de ces textes à l'internet consistera à identifier l'auteur de la diffusion. Reste la possibilité d'agir auprès des hébergeurs qui doivent alors supprimer les contenus manifestement illicites qui leur auraient été notifiés en vertu de l'article 6 de la loi du 21 juin 2004.
Rappelons à cet égard que les réseaux sociaux sont considérés comme étant des hébergeurs. C'est d'ailleurs probablement la raison pour laquelle Youtube a en l'occurrence réservé l'accès à la vidéo à des personnes déclarant être majeures. Mais lorsque l'hébergeur n'est pas localisable, ou situé dans certains pays, les moyens de régulation sont bien minces. Il est d'ailleurs très simple, même pour un mineur, de visionner la vidéo de Neda sur internet, alors même que son contenu est d'une violence rare.
Ce phénomène nous rappelle donc aussi que les moyens de réguler la diffusion de vidéos au contenu très cru sont très limités, et que la porte est grande ouverte à la surenchère dans la violence et la manipulation. Il serait donc opportun que des campagnes de sensibilisation du public sur les dangers d'internet ne se limitent pas à la pédophilie, mais visent également à développer l'esprit critique de l'internaute. Par ailleurs, de tels phénomènes doivent instantanément faire l'objet d'un traitement approfondi par les médias traditionnels afin d'en clarifier l'origine et la véracité.
1er juillet 2009 - Légipresse N°263