01/03/2004
Sexisme, homophobie et liberté d'expression
Christophe Bigot
Avocat au Barreau de Paris
À peine la proposition Bloche abandonnée (1), le gouvernement réactive un projet destiné à pénaliser toute provocation à la discrimination et à la haine ou toute diffamation ou injure à raison du sexe, ou de l'orientation sexuelle avec des peines de prison à la clef.
Au plan moral, l'unanimité est faite. Le sexisme et l'homophobie sont des sentiments condamnables, et surtout des conduites odieuses, qui sont indignes d'une société évoluée. La répression des actes et menaces à caractère sexiste ou homophobe est même nécessaire et doit être approuvée. Mais cette unanimité autour de la protection physique des personnes concernées doitelle s'étendre à l'adoption d'une loi répressive qui pénalise les opinions ? C'est bien là que se situe le débat. La répression de l'action ne doit pas être confondue avec la répression de l'opinion, surtout lorsqu'il s'agit de s'appuyer sur des critères communautaristes.
Ne mélangeons pas les actes et les propos.
Si la condamnation idéologique ne peut plus passer que par la loi pénale, il nous faudrait faire un constat de grande faiblesse de notre démocratie, incapable de lutter par le débat, et contrainte de réglementer l'opinion publique à coup de lois répressives. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Doit-on compter sur la répression pour faire comprendre aux citoyens que le respect de l'autre est une valeur estimable ou peut-on encore espérer que le niveau de conscience du citoyen progresse par le débat démocratique ? Ces questionslà ont bien été éludées au profit d'une volonté de réglementer destinée à formater la liberté d'opinion. Ce parti pris doit susciter des interrogations sur le terrain des libertés fondamentales.
Tout d'abord, le projet qui consiste à insérer dans les articles 24 alinéa 6, 32 alinéa 2 et 33 de la loi sur la presse des dispositions visant à réprimer toute provocation à la discrimination ou à la haine à raison du sexe ou de l'orientation sexuelle, ainsi que toute diffamation ou injure pour les mêmes raisons, heurte de manière frontale la liberté d'expression et d'opinion qui a pourtant une valeur constitutionnelle. Faut-il rappeler en effet que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 proclame à la fois la liberté d'opinion, et la liberté d'expression en affirmant d'une part que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi », et d'autre part que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme: tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
La répression des opinions sexistes et homophobes qui vise à inscrire dans le marbre de la loi le politiquement correct ou le moralement correct, paraît heurter de front cette liberté d'opinion. Faut-il rappeler encore que lorsque le Conseil constitutionnel a statué le 14 février 2003 sur la validité des nouvelles dispositions insérées dans l'article 433-5-1 du code pénal relatif aux outrages à l'hymne national ou au drapeau tricolore, il n'a relevé la conformité de ce projet aux dispositions des articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme que parce qu'était exclue du champ d'application du texte une série de manifestations d'opinions telles que les oeuvres de l'esprit, les propos tenus dans un cercle privé, ou encore les actes accomplis lors de manifestations non organisées par les autorités publiques ou non réglementées par elles (2). C'était là respecter des impératifs de proportionnalité que les projets actuels semblent avoir oubliés.
Faut-il encore rappeler au législateur que, sur le terrain de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, la Cour européenne de Strasbourg a, dès ses premières décisions (3), considéré que la liberté d'opinion « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction de la population.
Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique. » La France collectionne aujourd'hui les condamnations devant la Cour de Strasbourg en matière de
liberté d'expression. Certains pour se rassurer estiment que les juges de Strasbourg ont une connaissance imparfaite de la loi interne française et qu'ainsi, leurs décisions n'auraient pas de valeur. D'autres encore, toujours pour se rassurer, considèrent que ces juges-là, parfois issus de petits pays dans lesquels la démocratie n'a pas la même ancienneté que chez nous, n'auraient pas de leçon à donner à la France sur le terrain des libertés fondamentales. Les uns et les autres se fourvoient. Le respect de l'État de droit implique celui de la hiérarchie des normes. Précisément, c'est aussi parce que l'oeil de ces juges-là est extérieur qu'il a une valeur, car il n'est pas brouillé par la hantise de l'atteinte à la séparation des pouvoirs qui retient bien souvent le juge français de censurer un texte interne, car il lui est culturellement pénible de censurer son législateur. Quant aux pays d'origine dont sont issus ces juges, c'est au contraire un facteur qui joue pour eux, étant peut-être plus sensibles que d'autres aux enjeux réels de la démocratie et spécialement de la liberté d'expression et d'opinion.
La répression qui pourrait atteindre demain les propos sexistes et homophobes paraît donc heurter de manière frontale les grands principes édictés de longue date par la Cour de Strasbourg. Faudra-t-il que le législateur soit à ce point borgne qu'il ne regarde pas au-delà de ses frontières, sans se soucier de la volonté européenne commune représentée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ? Quelle sera demain la sécurité juridique de l'humoriste, du journaliste, de l'auteur, de l'artiste, qui devra faire face à un texte interdisant d'émettre une opinion qui s'appuierait sur une distinction en fonction du sexe ou de l'orientation sexuelle ? Une telle prohibition floue, protéiforme, paraît parfaitement incompatible avec les exigences les plus modernes de qualité d'une loi.
Le simple fait de désigner une personne ou une communauté de personnes par son orientation sexuelle ou son sexe constituera-t-il demain une provocation à la discrimination ? Ces interrogations sont particulièrement prégnantes pour le sexisme. Derrière la volonté respectable de protéger des minorités ou des communautés en position de faiblesse, ne verra-t-on pas demain le prétoire se transformer en guerre de tranchées idéologique opposant des associations féministes d'un côté et des machos irrécupérables de l'autre, le juge étant désigné pour opérer les arbitrages idéologiques et moraux qui ne devraient pas être de son office ? C'est bien cela qui est le plus inquiétant. Au-delà des interrogations de principe sur le choix de la répression pénale, la reconnaissance d'un droit d'agir au profit de certaines associations porte en germe une dérive inéluctable. La multiplication des contentieux émanant d'associations diverses poursuivant des buts purement idéologiques sera l'occasion d'une instrumentalisation du juge pénal à des fins morales qui ne devraient pas trouver à s'exprimer sur le terrain judiciaire.
Le tribunal sera demain l'otage de procédures dans lesquelles il ne pourra éviter d'être le déterminant de l'idéologiquement correct. Ne confondons pas l'agora et le prétoire. Laissons à la première le débat, et au second le droit.
1er mars 2004 - Légipresse N°209