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L'Histoire déboulonnée
La France a la passion des grands hommes qui agissent comme des éclaireurs sur le chemin que trace l'histoire.
Cette passion remonte à la Révolution française. Par un décret en date du 4 avril 1791, l'Assemblée nationale décide que l'ancien édifice Sainte-Geneviève soit destiné à recevoir les cendres des grands hommes « à dater de l'époque de notre liberté ». Ainsi on peut lire l'inscription gravée sur le fronton en lettres de bronze : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ».
Mais les grands hommes meurent aussi. Au nom d'un passé esclavagiste ou colonial, les statues des hommes illustres jugés esclavagistes ou colonialistes sont déboulonnées ou dégradées. Le phénomène n'est pas nouveau. Déjà les accusations portées contre Napoléon d'avoir rétabli l'esclavage en Haïti avaient poussé le gouvernement à remettre en cause les fêtes du bicentenaire de la bataille d'Austerlitz(1).
Le phénomène a pris une toute autre ampleur après la mort récente du Georges Floyd aux mains de la police aux États-Unis. Cet événement tragique a donné lieu dans le monde au déboulonnage ou à la dégradation de statues de plusieurs personnalités historiques. La statue de Winston Churchill dégradée à Londres par l'inscription « Was a racist », la sculpture de Christophe Colomb décapitée à Boston, celle du Général de Gaulle vandalisée dans le Nord de la France, enfin cet appel au déboulonnage des représentations de Colbert. Ces mouvements idéologiques ne sont pas purement ponctuels mais entendent remettre en cause les fondements de notre histoire. Le choix des statues est paradoxal. La statue de Victor Schœlcher qui a aboli l'esclavage en France est déboulonnée. Dans le Nord de la France, celle du Général de Gaulle est vandalisée avec la mention esclavagiste, alors qu'il est l'homme du 18 juin 1940 et l'auteur de la décolonisation.
Le phénomène n'intéresse pas seulement les statues mais aussi la littérature et le cinéma. Le film Autant en emporte le vent a été jugé raciste et retiré de la plateforme de streaming HBO Max.
La critique historique est libre car elle participe de la liberté d'expression, même en des termes polémiques. Il est parfaitement légitime que des associations ou des mouvements politiques dénoncent, même avec une certaine âpreté, les périodes sombres de notre histoire notamment l'esclavage ou bien encore le fait colonial.
Les actes de déboulonnage ou de dégradation des statues représentant des hommes publics sont dangereux car ils tendent à effacer notre passé et remettre en cause le socle de notre histoire. De tels actes sont marqués du péché de l'anachronisme (I), portent atteinte à la mémoire des morts (II). Enfin ces actes constituent une violation du devoir de mémoire (III).
I - L'anachronisme
Dans une tribune récente, des historiens ont dénoncé l'anachronisme : « ce péché contre l'intelligence du passé qui consiste, à partir de nos certitudes du présent à plaquer sur les personnages d'autrefois un jugement rétrospectif d'autant plus péremptoire qu'il est irresponsable »(2). En d'autres termes, il s'agit de réécrire l'histoire selon les règles du présent.
Le juge belge a déjà sanctionné une telle démarche dans l'affaire Tintin au Congo. Des associations de lutte contre le racisme demandaient la cessation de la parution de l'album en question, considérant que cet album était marqué d'une idéologie raciste faisant l'apologie de la colonisation(3). La Cour d'appel de Bruxelles déboute les associations de leurs demandes d'interdiction en se fondant sur le fait que l'œuvre de Hergé doit s'apprécier à l'époque de la première diffusion de la bande dessinée. Le juge doit se placer au moment de la rédaction de l'œuvre dans son contexte social et politique pour apprécier le délit de discrimination. En juger autrement, c'est ouvrir la boîte de Pandore et cela aboutirait à interdire toute une littérature qui ne serait pas conforme aux valeurs et lois contemporaines.
Si nous jugeons seulement avec les yeux du présent, combien de statues vont être déboulonnées …
II - L'atteinte à la mémoire des morts
L’article 34, alinéa premier, de la loi du 29 juillet 1881 protège la mémoire des morts. Certes, dans la mesure où la loi fait prévaloir la liberté de l’historien, les conditions d’application de cette disposition sont strictes. Le délit ne peut être constitué que si les auteurs de la diffamation ont une intention de porter atteinte à la considération des héritiers. Dans notre cas, le délit nous paraît constitué. Le fait de dégrader ou de déboulonner des statues comme celle du Général de Gaulle ou de Winston Churchill constitue une atteinte à la mémoire des morts qui rejaillit sur l’honneur des héritiers. La violence des actes visant leurs ancêtres, la renommée internationale des personnes créent de manière incontestable une atteinte à la considération des héritiers. Mais la jurisprudence est divisée(4). Enfin, la diffamation à l’encontre d’une personne décédée est bien constituée car la statue est l’émanation de la personne au sens de la loi du 29 juillet 1881. Les héritiers ont la qualité pour agir pour préserver cette mémoire à condition qu’ils démontrent qu’ils subissent un préjudice personnel en raison de ces actes de vandalisme.
III - L'atteinte au devoir de mémoire
Le devoir de mémoire postule l'obligation morale de se souvenir d'un événement tragique de l'histoire. Il s'oppose à l'histoire qui a pour objet de comprendre les événements du passé. « Le devoir de mémoire avive le souvenir des événements et les préserve de l'oubli »(5). Ce devoir s'inscrit dans les lois mémorielles qui interdisent de discuter de faits historiques sous peine de sanctions pénales. À juste titre, ces lois ont pour objet d'entretenir le souvenir et de défendre la mémoire des victimes des déportations. Mais ici, la transgression du devoir de mémoire va plus loin car il consiste à effacer l'histoire des grands hommes. Dans notre cas, il s'agit de respecter notre passé, tout le passé. C'est une atteinte grave à la mémoire d'un peuple que de supprimer les héros du passé même s'ils ont une part d'ombre. Le présent ne peut se construire sur l'abolition du passé.
Georges Orwell évoque dans le roman 1984 cet univers sans passé par l'action quotidienne des partisans de Big Brother : « Les statues et les bâtiments ont été renommés, chaque date a été modifiée… l'histoire s'est arrêtée, rien n'existe sauf un présent… »(6).