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Audiovisuel
/ Tribune


05/12/2019


Trompe l'œil



Pascal ROGARD
Directeur général de la SACD http://www.rogard.blog.sacd.fr/
 

On ne connait sans doute jamais assez les règles de l'architecture parasismique.

C'est bien dommage car elles enseignent qu'il est toujours préférable de construire une structure souple sur un sol dur pour tenir bon face aux rigueurs du temps et rester solide dans la durée.

On y apprend aussi à tenir compte de tous les paramètres de l'environnement pour éviter des impacts possibles.

Des principes de la construction en zone sismique aux règles de la future régulation audiovisuelle, il n'y a qu'un pas qu'il faut se hâter de franchir pour réussir la réforme à venir de la loi de 1986 sur la communication audiovisuelle.

Le sol dur devra être constitué des principes qui guident notre politique audiovisuelle depuis des décennies et qui conservent toute leur pertinence : faire contribuer au financement de la création ceux qui diffusent les œuvres et veiller au respect des droits moraux et patrimoniaux des auteurs ; définir un haut degré d'exigence dans les obligations d'investissement et de diffusion des œuvres ; donner au CNC les moyens de conforter son action ; renforcer les missions du service public à l'égard de la création et de sa diversité et surtout renforcer sa différence avec la programmation des télévisions commerciales.

Disposer ensuite d'une structure souple impliquera de revoir en profondeur certaines règles, forgées il y a longtemps, dans un paysage audiovisuel et cinématographique qui a cessé d'exister.

C'est l'antique et claudiquante chronologie des médias qu'il faut assouplir pour traiter de façon égale les acteurs historiques et les services de vidéo à la demande, dès lors qu'ils participent également au financement des œuvres. C'est l'éviction des auteurs de négociations qui les concernent directement. C'est une multitude de règles, us et coutumes qui bloquent le développement de la création ou imposent une répartition de la valeur non conforme au niveau d'investissement ou à la prise de risque.

Mais, le défi collectif devrait être de bien comprendre l'évolution de notre environnement et de mesurer tous les changements que le développement des services numériques impose.

Tous ceux qui n'ont que le mot Netflix à la bouche, soit pour donner un nom à leurs peurs, soit pour personnifier le mal, soit pour faire tourner la machine à fantasmes, commettent une grave erreur d'appréciation.

Que l'arrivée, plus précoce, de Netflix par rapport aux autres plateformes ait soulevé des enjeux particuliers, c'est une évidence.

En bravant l'omerta à laquelle les auteurs étaient soumis du fait d'engagements de confidentialité, les équipes de la SACD ont pu se livrer à un indispensable travail d'observation et d'analyse des contrats pour mieux comprendre la situation et débusquer les clauses incorrectes, et attentatoires aux droits moraux et patrimoniaux plus souvent présentes d'ailleurs dans les séries que dans les œuvres cinématographiques.

Sans arriver d'ailleurs à démêler ce qui était de la responsabilité de producteurs pensant chevaucher dans le Far West ou des demandes des plateformes américaines habituées à un autre cadre juridique.

Grâce à l'engagement personnel de Franck Riester, la concertation engagée à la suite de ce travail avec le ministère de la Culture et le CNC a été décisive et a permis de faire émerger de nouvelles dispositions dans le projet de loi.

Au final, on y trouve désormais de quoi consolider le droit moral des auteurs et d'éviter les clauses de "buy-out".

Tout laisse à penser que le fonctionnement de Netflix sera conforme aux canons de la politique audiovisuelle française : des obligations d'investissement portant à la fois et de manière séparé sur les œuvres cinématographiques et audiovisuelles seront mises en place, les règles européennes sur les quotas d'exposition des œuvres européennes prévaudront ; et même la transmission aux ayants droit et aux producteurs (qui étonnamment ne l'ont pas réclamé dans la directrice droit d'auteur l'an dernier à Bruxelles) des informations sur l'exploitation des œuvres est envisagée.

La récente rencontre organisée à la SACD entre Damien Couvreur, le responsable des séries originales de Netflix, et les auteurs a d'ailleurs mis en valeur l'intérêt très fort des auteurs, scénaristes comme réalisateurs, pour le développement de Netflix dans le paysage français, mais aussi la volonté du groupe américain de renforcer les liens et de multiplier les projets avec les auteurs français.

À rebours des nostalgiques du combat anti-américain, l'intelligence collective doit plutôt nous conduire à savoir intégrer cet acteur et ceux qui l'accompagnent sans rien céder à ces principes.

La SACD aurait d'ailleurs manqué à sa mission si elle ne l'avait pas fait et si elle n'avait pas conclu, dès 2014, un accord avec Netflix, respecté à la lettre, et qui lui permet de percevoir régulièrement les droits des auteurs d'œuvres disponibles sur la plateforme, désormais dans le Top 5 de nos perceptions(1).

La focalisation sur la firme de Reed Hastings, qui a le mérite d'être un acteur audiovisuel à part entière avec des offres à des prix de marché, a un corollaire grave : minimiser et réduire l'importance des questions et des réflexions sur les prix prédateurs de certaines offres numériques, sur les opérateurs qui nient toute responsabilité dans la diffusion des œuvres ou sur les offres groupées qui font des œuvres, audiovisuelles ou cinématographiques, de simples produits d'appels pour vendre chaussures, vélos, couches-culottes ou iPhone.

C'est là où le professionnel par définition clairvoyant doit impérativement changer de focale pour ouvrir et élargir son champ de vision.

Sans même évoquer le problème posé par Facebook qui, à l'image de son fondateur souvent contrit, pratique l'irresponsabilité comme un art de vivre, le lancement prochain de l'offre Apple TV+ à un prix qui sera sans doute de 4,99 € pour l'Europe est un nouveau signal alarmant du développement de tarifs prédateurs. Il s'inscrit dans une démarche proche de celle d'Amazon qui a fait des œuvres audiovisuelles un produit d'appel, aujourd'hui difficilement appréhendable et valorisable au sein de l'abonnement global à Amazon Prime.

Les effets sont pervers et dévastateurs : le risque d'une dévalorisation des offres audiovisuelles ; une assiette sur laquelle sont calculées les obligations d'investissement, les contributions au CNC et les rémunérations d'auteurs qui risquent de devenir ridiculement petites et totalement déconnectées de l'économie réelle, une concurrence néfaste et déloyale pour les opérateurs nationaux.

Sans encadrement, sans dispositifs permettant d'apporter une réponse aux prix prédateurs, c'est finalement toute la mise en place d'obligations d'investissement pour ces plateformes qui se trouverait contournée. La mesure anti contournement est d'ailleurs assez simple à énoncer puisqu'elle consisterait à substituer aux recettes falsifiées une recette reconstituée calculée sur la base d'un prix minimum par abonné.

Dans ce contexte, les spécialistes de colloques pourront continuer à se faire faire plaisir – ou peur – en évoquant Netflix matin, midi et soir, mais les perspectives de développement des services de VàD doivent conduire à une vision multipolaire embrassant tous les enjeux de cette révolution numérique.

Le plus inquiétant est malheureusement ailleurs et ne relève pas du législatif : c'est l'absence d'opérateurs européens qui risque de conduire inéluctablement à une perte de contrôle dans la diffusion des œuvres vers le public.

Un chainon manquant pourtant indispensable pour que nous conservions notre souveraineté culturelle.

5 décembre 2019 - Légipresse
1393 mots
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