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Accueil > Droit économique des médias > Réforme de la loi Bichet sur la distribution de la presse : une menace pour le pluralisme ? - Droit économique des médias

Distribution de la presse
/ Tribune


04/07/2019


Réforme de la loi Bichet sur la distribution de la presse : une menace pour le pluralisme ?



Eléonore Cadou
Maître de conférences en droit privé à l'Université de La Réunion
 

Le projet de réforme de la loi Bichet du 2 avril 1947 relatif à la distribution de la presse est en cours d'examen. Partant du postulat que cette loi, élaborée en réaction aux abus du monopole d'Hachette(1), n'était plus adaptée aux impératifs du XXIe siècle, le gouvernement s'est toutefois gardé d'en proposer l'abrogation pure et simple. L'idée paraît sage, car la plupart des acteurs du circuit de distribution – des éditeurs jusqu'aux marchands de presse – demeurent attachés à cette grande loi, qui a donné vie aux principes de liberté et neutralité de la distribution et permis à des milliers de publications d'exister. Présenté comme un simple texte de modernisation, le projet affirme ainsi préserver les grands équilibres de la loi Bichet, et même en renforcer les fondamentaux pour garantir le pluralisme de la presse.

C'est en vérité à une totale réécriture de la loi que l'on procède, dans l'objectif à peine masqué d'ouvrir les messageries aux capitaux extérieurs pour désengager l'État du bourbier Presstalis(2). Le principal instrument de cette révolution, qui pourrait être fatale à d'innombrables éditeurs indépendants, réside dans la réduction considérable de la portée du principe coopératif, qui gouvernait jusqu'à présent l'entier système.

Rappelons que le modèle coopératif véhicule des impératifs de liberté (règle de la porte ouverte), d'égalité (« un éditeur, une voix ») et de solidarité (qui a justifié la mise en place du système de la péréquation)(3). L'architecture de la loi Bichet a permis que ces principes, normalement réservés aux éditeurs(4) soient diffusés en amont dans l'ensemble de la chaîne de distribution, malgré la présence essentielle de sociétés commerciales(5) et de commerçants indépendants(6). Cette diffusion s'est faite grâce à l'étroite imbrication de plusieurs règles, qui imposent aux éditeurs d'avoir recours à une coopérative s'ils veulent grouper leur distribution (art. 2), contraignent ces coopératives à n'admettre que des éditeurs de presse et à limiter leur objet aux opérations de groupage et de distribution (art. 4 et 5), et garantissent auxdites coopératives une participation majoritaire dans la direction des sociétés commerciales auxquelles elles confient l'exécution de leurs opérations de distribution (art. 4)(7).

Ajoutons à cet édifice une pièce fondamentale, qui n'a jamais été incluse dans la loi Bichet mais a dès l'origine été imposée conventionnellement par les éditeurs(8) et est sans cesse rappelée par le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) : il s'agit de la règle d'impartialité, qui oblige les agents de la distribution à accorder un traitement identique à tous les titres. Cette règle implique que les agents doivent recevoir toutes les publications qui leur sont confiées, et leur accorder les mêmes soins lors de la mise en vente(9). Tout autre comportement (refus de prise en charge, dissimulation des publications ou retrait prématuré des rayons) est assimilé à une censure incompatible avec le principe de liberté de la presse.

Ces règles de contrôle, d'exclusivité et d'impartialité se cumulent et s'articulent étroitement, pour permettre que l'objectif fixé par la loi Bichet soit finalement atteint : c'est en confiant aux seuls éditeurs la maîtrise de leur circuit de distribution, en les contraignant à l'égalité et à la solidarité imposées par le cadre vertueux du système coopératif, et en interdisant aux diffuseurs de presse d'appliquer une quelconque différence de traitement, que la neutralité d'accès au réseau est garantie à toutes les publications. Chaque titre se voit ainsi assurer la possibilité d'atteindre son lecteur, sans qu'aucune discrimination liée à sa ligne éditoriale ou à ses accointances politiques et financières ne puisse lui être opposée.

Il suffirait que l'on neutralise une seule de ces dispositions interdépendantes pour jeter à terre l'entier système, et c'est précisément ce que propose de faire le projet de loi : sous couvert de maintien du principe coopératif, le nouvel article 3 brise le dernier maillon de la chaîne, libérant les sociétés commerciales de distribution du contrôle et même de la présence au capital des coopératives d'éditeurs.

Pour limiter les effets pervers d'une totale libéralisation du circuit, le projet soumet d'abord les sociétés commerciales de distribution à l'agrément de l'ARCEP, et promet ensuite l'instauration d'un « droit à la distribution » au profit des entreprises de presse. Ainsi les sociétés agréées seraient-elles tenues de faire droit aux demandes de distribution des éditeurs, aux conditions fixées par ceux-ci. Cette mesure ne saurait toutefois faire illusion : d'une part, parce que l'exemple du droit au contrat bancaire et du prétendu droit au logement montre que ces mécanismes contraires à la liberté contractuelle sont très délicats à mettre en œuvre ; d'autre part et surtout parce que ce droit à distribution serait d'intensité relative, puisque seule la presse d'Information politique et générale (IPG) en bénéficierait réellement (art. 5). Les autres titres verraient leur distribution soumise à des accords conclus par les sociétés agréées de distribution avec les organisations représentatives des éditeurs et des diffuseurs (presse CPPAP non-IPG) ou abandonnée aux accords de gré à gré entre éditeurs et points de vente (presse hors-CPPAP).

Il paraît évident que les accords interprofessionnels définissant les assortiments et les quantités servies aux points de vente des titres CPPAP (10) non-IPG privilégieront les publications à fort tirage et/ou celles appartenant aux éditeurs les mieux représentés au sein des organisations professionnelles. Pour les autres, le projet prévoit que les éditeurs devront s'entendre avec chaque marchand de presse, celui-ci étant « libre de donner suite ou non à cette proposition de distribution ».

C'est donc toute la presse hors CPPAP et une partie à définir des titres CPPAP indépendants qui se verront exclus du principe de libre distribution, et de l'obligation d'impartialité pesant actuellement sur le réseau.

Les porteurs du projet justifient cette régression par l'idée que seuls les quotidiens IPG sont officiellement protégés par le principe constitutionnel de pluralisme et d'indépendance de la presse. Mais alors la cohérence voudrait que le droit à la distribution soit réservé aux seuls quotidiens, et non pas à toute la presse IPG. Surtout, ce raisonnement ignore le fait que les autres types de presse (11) participent également à l'expression pluraliste des courants de pensée ou d'opinion, et qu'il existe donc un motif d'intérêt général justifiant leur protection particulière. L'émoi suscité en mai 2019 par le refus d'un kiosquier de mettre en vente un exemplaire de l'Équipe, dont la Une montrait deux joueurs de water-polo s'embrassant sur la bouche, en est le plus récent exemple. Même s'ils n'ont pas pour principal objet l'actualité politique et générale, un magazine féminin militant pour ou contre l'avortement, ou un hebdomadaire de jardinage initiant aux joies de l'alimentation bio et éco-responsable, participent à leurs niveaux à l'information du public et à la circulation d'idées nécessaires au débat démocratique.

La restriction du bénéfice du droit à la distribution à la seule presse IPG nous paraît donc dangereusement liberticide. Si la presse IPG est évidemment le vecteur privilégié du pluralisme et de la liberté d'expression, cela ne signifie pas qu'elle en soit le support exclusif, et qu'il faille évincer les autres types de presse du champ de la protection de la loi. On n'imaginerait pas réserver le bénéfice de la loi Lang sur le prix unique du livre aux seuls ouvrages attestant d'une certaine qualité littéraire, ou diffusant des réflexions d'ordre politique. La liberté d'expression ne se divise pas.

Par ailleurs on peut s'interroger sur la pérennité du principe de solidarité, et notamment du mécanisme de péréquation des tarifs. La péréquation était jusqu'à présent envisagée comme une conséquence du solidarisme coopératif, et une contrepartie de la neutralité du réseau de distribution. Comment justifier désormais que l'on impose une contribution financière à des éditeurs qui ne bénéficient plus de ces avantages et garanties ? Il n'est pas certain que la péréquation puisse passer le cap du contrôle constitutionnel dans la nouvelle configuration proposée par le projet de loi. C'est alors la PQN qui serait à son tour fragilisée par le projet de loi (12).

Au final, le projet fait le pari qu'une société commerciale – par essence capitalistique – serait mieux à même de préserver le pluralisme et la liberté de la presse qu'une société coopérative dont les ressorts naturels sont l'égalité et la solidarité. Pari risqué, qui pourrait se tenir aux dépens des éditeurs indépendants et de leurs salariés. Les marchands de presse, déjà exsangues, pourraient figurer aux rangs des victimes collatérales de ce projet, qui leur confie la charge de définir leur assortiment alors qu'ils réclament surtout, depuis des décennies, plus d'équité dans leur rémunération et la maîtrise des quantités d'exemplaires.

Sans doute le système actuel a-t-il été dévoyé par de multiples abus commis par certains éditeurs, qui ont profité des largesses de la loi Bichet sous l'œil trop bienveillant du CSMP. Mais lorsqu'une loi est détournée il n'est pas indispensable de l'anéantir, il suffit parfois d'en affermir les sanctions. Ainsi, plutôt que de contraindre par des mesures artificielles et complexes le fonctionnement normal des sociétés commerciales, on pourrait se contenter de renforcer l'indépendance et les moyens de l'organisme régulateur, pour assurer le respect des principes inhérents à un modèle coopératif qui, quoi qu'on en dise, n'a pas démérité (13).

E. C.

10.  www.cppap.fr

11.  Exposés des motifs et étude d'impact, p. 7 et 47.

12.  La péréquation entraîne actuellement le reversement de 16,4 M€ à la PQN.

13.  Les bons résultats affichés en 2018 par les Messageries Lyonnaises de presse démontrent que ce modèle est viable.

4 juillet 2019 - Légipresse N°372
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