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Tribune


01/04/2013


Négation & apologie La permission des juges



 

La chambre criminelle de la Cour de cassation vient de donner la permission de faire l'apologie de l'esclavage, en considérant que la loi Taubira du 21 mai 2001, qui a reconnu la traite négrière et l'esclavage comme constituant un crime contre l'humanité, n'était pas une loi normative qui pouvait servir de fondement légal à une poursuite pour apologie (1). Ce faisant, elle casse un arrêt rendu par la cour de Fort-de-France qui a condamné de ce chef les propos tenus en février sur Canal + Antilles qui évoquaient « les bons côtés de l'esclavage et les colons qui étaient très humains avec leurs esclaves, qui les ont affranchis et qui leur donnaient la possibilité d'avoir un métier ».
De tels propos peuvent désormais avoir libre cours.
Ils ne constituent ni une provocation, ni une apologie, ni une négation ; ils sont libres, tandis que les esclaves, eux, ne l'étaient pas.
En prenant cette décision surprenante, la chambre criminelle semble se ranger derrière le Conseil constitutionnel qui, au mois de février de l'année dernière, avait déclaré contraire à la Constitution la loi du 31 janvier 2012 qui réprimait la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi. Elle adopte le même motif que ceux des juges de la rue Montpensier, selon lesquels : « Une disposition législative ayant pour objet de reconnaître un crime de génocide, ne saurait en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi.» (2) Mais en réalité, elle va au-delà de cette position, dès lors qu'elle refuse de reconnaître la moindre valeur et la moindre portée à cette reconnaissance, alors que la poursuite reposait sur un texte préexistant qui se trouve dans la loi sur la presse (Art. 24 al. 5 et 8 de la loi du 29 juillet 1881) et que la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité ne comportait aucune disposition répressive. Là où le Conseil constitutionnel reprochait au Parlement « d'écrire l'histoire » par ses lois mémorielles aujourd'hui réprouvées, et de porter atteinte à la liberté d'expression, la Cour de cassation interdit aux juges saisis de poursuites pour apologie, de se référer à une loi qui n'a été ni abrogée, ni censurée, pour retenir une qualification criminelle à l'esclavage, pourtant par ailleurs réprimé par le Code pénal ; alors que la loi Taubira, en ce qu'elle reconnaît la traite négrière comme un crime contre l'humanité, ne comporte aucune disposition répressive qui modifierait la loi sur la presse. Elle est, et reste pour l'instant autonome ; mais elle survit, puisqu'elle n'a pas été soumise au contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel ni a priori, ni a posteriori, dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité (Qpc), ce que la défense s'est interdit de faire.
En réalité la Cour de cassation se substitue au Conseil constitutionnel dont elle emprunte la compétence illégalement et inconstitutionnellement ; sauf que sa décision n'est susceptible d'aucune voie de recours interne (la cassation prononcée l'est sans renvoi). Il faudrait imaginer que les associations écartées du débat saisissent la Cour de Strasbourg d'un recours contre la France.
On aurait compris qu'à l'occasion du débat qui a dû avoir lieu devant la cour d'appel de Fort-de- France, ou même devant la chambre criminelle, la Cour suprême soit saisie d'une Qpc qu'elle aurait transmise au Conseil constitutionnel. On aurait compris aussi que, selon la pratique usuelle de l'économie de moyens qui permet aux juges de ne pas donner les vraies raisons à leur décision, elle déclare que les propos poursuivis n'étaient pas à proprement parler apologétiques. Mais on ne comprend pas, sauf à sonner le glas de toutes les lois mémorielles présentes, passées et futures, qu'elle ait procédé de la sorte ; sauf si, audelà de la discussion franco-française sur les « lois mémorielles », transparaissait en filigrane la crainte de voir de nouveau la France condamnée par la Cedh comme les juges de Strasbourg le firent pour l'ouvrage Les services spéciaux du général Aussaresses (3) ou pour la page de publicité publiée par Le Monde pour la réhabilitation du Maréchal Pétain (4), sur la base de l'art. 10 de la Cedh, au nom du respect du droit à l'information et de la liberté d'expression. Et ce n'est pas le dernier arrêt Eon c/ France du 14 mars 2013 dans l'affaire « casse toi pov'con » d'offense au chef d'État, qui aurait pu les rassurer.
Difficile tout de même de voir dans les propos de M. Huygues- Despointes une manifestation de la liberté d'expression, dès lors que l'intéressé les regrettait lui-même : « C'est la plus grosse connerie de ma vie ! ». Ce n'était donc pas la liberté d'expression

qui était en cause ; mais la volonté délibérée des magistrats de la cour suprême de faire la leçon au Parlement.
Sauf que la reconnaissance du caractère normatif de la loi Taubira n'était même pas nécessaire à la condamnation pour apologie et au rejet du pourvoi, dès lors que la poursuite reposait sur la loi de 1881 et non sur la loi du 23 mai 2001 à laquelle les juges ne s'étaient référés que pour retenir le caractère criminel de l'esclavage. La réprobation, et l'abandon du recours aux lois mémorielles ou « compassionnelles » (5) peuvent à la rigueur interdire au Parlement d'étendre les lois mémorielles déclaratives ; mais pas empêcher que le législateur se penche sur un système de valeurs que la société démocratique doit tout autant préserver que la liberté d'expression.
Le précédent arrêt rendu par la chambre criminelle le 31 mars 2009 (6) dans l'affaire des Harkis de Montpellier ne pouvait être mis en avant pour justifier une décision qui n'a pas la même portée. D'abord c'est un arrêt de rejet ; ensuite il porte sur la loi du 23 février 2005, portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale des Français rapatriés, qui s'était bornée à « interdire toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes, en raison de leur qualité vraie ou supposée de harkis ou d'anciens membres des formations supplétives ou assimilées », sans prévoir ni sanction, ni renvoi aux articles de la loi sur la presse réprimant la diffamation et l'injure qualifiées. Il y manquait donc le visa de la peine applicable ; ce que la chambre criminelle n'a pas manqué de relever, en rappelant que « le juge ne peut adjoindre une peine à une loi qui aurait omis de prévoir elle-même les pénalités attachées à l'inobservation qu'elle édicte. ». On ne peut pas faire le même grief à la loi Taubira qui qualifie l'esclavage et la traite négrière, rétroactivement de « crime contre l'humanité » et n'empêche pas l'application des alinéas 5 et 8 de l'article 24 de la loi sur la presse. Bref Il y a des « lois mémorielles » mal faites, qu'on peut refaire. Au demeurant et s'il en avait été saisi, le Conseil constitutionnel aurait eu à examiner si la loi Taubira était bien une loi mémorielle, dès lors qu'elle ne reconnaissait pas l'esclavage ni la traite négrière comme un fait historique, mais qu'elle se cantonnait à qualifier ce fait comme crime contre l'humanité ce qui est bien une démarche normative aux antipodes des lois déclaratives mémorielles ou compassionnelles.
La loi Taubira n'est pas plus déclarative ou mémorielle que la loi Gayssot qui réprime la « contestation de l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international, annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ». Elle est tout autant normative que celle-ci, puisqu'elle comporte une qualification juridique qui dépasse la simple reconnaissance historique.
Contrairement à l'idée commune selon laquelle toutes les lois mémorielles sont à mettre dans le même sac, on doit s'aviser de ce qu'elles diffèrent selon leur objet, et qu'elles n'ont pas la même portée. La loi Gayssot n'est pas une loi déclarative mais une loi normative, en ce qu'elle renvoie à une disposition légale d'ordre international (L'accord de Londres du 8 août 1945).
La loi du 25 janvier 2001 sur le génocide arménien est bien une loi déclarative, mémorielle, qui appelait le vote d'une loi normative incriminant la contestation et/ou l'apologie de la négation de ce génocide. Mais ce n'est pas parce que la loi Boyer n'a pas trouvé grâce aux yeux du Conseil constitutionnel que toutes les lois antérieures qui se sont prononcées sur la question doivent être vouées aux gémonies. Il n'est pas assuré que le Conseil constitutionnel en dirait autant de la loi Taubira.
On attend de Mme Taubira, aujourd'hui devenue garde des Sceaux, qu'elle ait le courage de saisir le Parlement d'un projet de loi du gouvernement tendant à réprimer la négation ou la contestation de la traite négrière, au risque de se mettre à dos toutes les « bonnes consciences de gauche » des partisans de « Liberté pour L'Histoire ». Mais il ne paraît pas nécessaire qu'elle prenne l'initiative de contester l'orientation de la chambre criminelle, en matière d'apologie, alors que la séparation des pouvoirs le lui interdit. Le fait que la Cour se soit trompée provient sans doute du fait qu'elle a usurpé la compétence du Conseil constitutionnel.
Il justifie la discussion et la contestation ; mais pas la censure qui est impensable, ni l'intervention législative qui n'est pas nécessaire.
En revanche il faut sortir de l'ornière, en ce qui concerne le génocide arménien, le génocide yougoslave et celui des Tutsis, dont personne ne songe à faire l'apologie, mais que certains contestent encore.
Il appartient à François Hollande de trouver le moyen de tenir sa promesse envers les Arméniens, malgré l'avis du Conseil constitutionnel du mois de février 2012, puisque cette exigence ne relève pas d'une quelconque promesse d'ordre politique faite à une communauté particulière, mais du simple respect de la dignité de la personne humaine qui ne peut se satisfaire de l'occultation d'aucun crime contre l'humanité.
Il y a réellement de quoi s'inquiéter de cette “permission des juges” qui masque une préoccupante régression de la lutte pour la liberté tout court, qui mérite pourtant tout autant que la liberté d'expression que l'on s'occupe non seulement de son histoire mais aussi de son présent ; ce que le Parlement avait voulu faire et, qu'au mépris de la séparation des pouvoirs, les magistrats de la cour suprême réprouvent Le pire n'étant pas toujours sûr, c'est au peuple, et donc au Parlement, que doit revenir le dernier mot. Tous les espoirs sont donc permis.
1er avril 2013 - Légipresse N°304
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