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Tribune


01/02/2011


Retoucher l'histoire est mauvais pour la santé publique



 

Fumer tue ! Regarder une photo de Serge Gainsbourg avec une cigarette, non ! Et pourtant, publier une telle photo peut être interdit. Interdit et sanctionné pénalement par la loi Evin. L'application très extensive qu'en font les tribunaux, et particulièrement la Cour de cassation, rendrait une telle sanction possible, voire probable (1). Au point que de nombreuses entreprises (parfois à vocation culturelle) ont au fil des années renoncé à diffuser des images de fumeurs célèbres tenant en main ou à la bouche l'objet de leur plaisir.
L'image de Jean-Paul Sartre délestée de sa cigarette sur le catalogue de son exposition à la Bibliothèque Nationale de France. Celle de Jacques Tati travestie par un moulin à vent remplaçant, entre ses dents, sa pipe sur une affiche d'exposition. Celle encore d'Alain Delon qui, pour les besoins d'une publicité pour le parfum Eau Sauvage, s'est vu retirer la cigarette qu'il tenait entre ses doigts.
Nous ne sommes pas habitués, dans notre société démocratique, à voir ainsi des photographies d'archives modifiées pour en retirer un élément quel qu'il soit. Ce type de pratiques évoque naturellement et nécessairement celles d'autres régimes et tout particulièrement les habitudes de l'Union Soviétique stalinienne, qu'il s'agisse de faire disparaître des dignitaires désavoués ou la montre volée par un soldat de l'Armée Rouge dans la photo (elle-même reconstituée) de l'installation du drapeau rouge sur le toit du Reichstag.
Force est de constater que la pensée unique est l'une des caractéristiques d'un régime totalitaire. Dans la France du XXIe siècle, le tabac est devenu l'objet d'un opprobre public général dont les manifestations diverses mais incontestables sont d'autant plus surprenantes que le tabac reste une industrie légale, qu'un nombre considérable de Français continue d'y trouver certaines satisfactions, et que l'État en tire des bénéfices substantiels puisqu'il prélève 80 % du prix de vente de chaque cigarette.
Aux interdictions de publicité prévues par la loi Evin, aux mentions sanitaires d'une violence particulière figurant sur les paquets, seront bientôt ajoutés des visuels évoquant très crûment les diverses maladies pouvant être causées par le tabac, en attendant que soit ordonné l'usage de paquets génériques (ne comportant que la marque en caractères identiques sur un fond blanc) qui ne pourraient plus être laissés à la vue du public, même au sein des débits de tabac. Dans le même temps, au nom d'un hygiénisme de précaution non justifié scientifiquement, se trouve stigmatisée la fumée dans les lieux publics qui repousse la consommation sur les trottoirs (pour un coût économique considérable) ou dans les lieux privés (où les effets du tabagisme dit passif sont sans doute les plus nocifs).
Peu importe l'inefficacité de telles mesures dès lors qu'elles permettent de porter haut l'étendard d'une croisade bien pensante qui n'aurait pas même été imaginable il y a moins de 30 ans. Il est vrai qu'à l'époque, nous avions encore une histoire commune et non un devoir de mémoire et que l'on avait pour nos morts une tendresse et un respect qui ne résultaient pas de l'obligation de la lourde mise en charge d'un travail de deuil.
Heureux temps où une initiative pouvait être utile même si on ne l'appelait pas citoyenne, et où la cohabitation pouvait être harmonieuse sans avoir à rappeler qu'elle était solidaire. Dès lors, rien d'étonnant à ce que la représentation de personnalités d'un autre temps (qui est pourtant encore le nôtre), poussant leur vice jusqu'à l'afficher publiquement, puisse être considérée comme choquante et susceptible de porter atteinte aux vieillards prolongés mais prématurés que nous sommes devenus, abreuvés de divertissements à défaut de culture. C'est dans ce paysage lisse mais dévasté, d'un onanimisme béat de réjouissances obligatoires que l'on souhaite nous entraîner, clones satisfaits dotés de la plus grande liberté, sous réserve toutefois de ne pas sortir de la norme.

Il convient dès lors de se réjouir de la proposition de loi présentée par Monsieur Didier Mathus et adoptée par la Commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale (2), qui permettrait, par référence à notre patrimoine culturel, de montrer la réalité d'une vie qui, si elle n'est plus conforme au modèle dont certains rêvent pour le plus grand bien-être de tous, n'en reste pas moins un élément de notre histoire qui ne peut être purement et simplement supprimé, et moins encore caviardé.
Le texte permettrait d'ajouter une exception aux interdictions de publicité ou de propagande en faveur du tabac prévues par la loi Evin : « pour les oeuvres artistiques ou culturelles mises à disposition du public au sein duquel figure une image ou une référence liée au tabac, dès lors qu'elles ne sont pas financées directement ou indirectement par l'industrie du tabac et n'ont pas pour objet d'en faire la publicité ou la propagande. » Cette proposition sera votée ou ne le sera pas (3). Dans tous les cas notre vie quotidienne n'en sera pas bouleversée. Celle de l'industrie du tabac non plus. Mais son adoption serait le signe, modeste mais important, d'une résistance aux exigences de la bien-pensance actuelle.
D'ailleurs le Comité national contre le tabagisme (Cnct) ne s'y est pas trompé, lui qui s'est sans surprise ému de cette proposition derrière laquelle il voit « une manipulation de l'industrie du tabac » (4). Le recours à la théorie du complot est une solution commode, même si elle est peu sympathique pour nos parlementaires. Il est vrai que le Cnct, il y a un an, s'élevait contre une décision de la régie publicitaire de la Ratp ayant décidé de supprimer des volutes de fumée sur l'affiche d'un film consacré à Serge Gainsbourg.
À cette date, le Cnct écrivait : « Cette affiche, pas plus que celle de l'exposition dédiée à Tati ou à la couverture des Mémoires de Jacques Chirac, n'a fait l'objet de la moindre démarche en faveur d'une interdiction de la part des associations mandatées pour veiller à l'application de la loi Evin… Avant d'être un fumeur, Serge Gainsbourg était un poète et un musicien de génie… Nous gardons tous la mémoire de son visage enveloppé de volutes de fumée et il serait effectivement difficile d'imaginer de rendre compte de sa vie en dissimulant cette dimension de sa personnalité. » (5) Les temps changent vite. S'il reste demain des livres d'histoire, qu'ils puissent refléter la réalité. Et libre ensuite à chacun de l'interpréter comme il le lui plaira et de rêver ou non à un dialogue entre un père et son fils : « - Mon chéri, tu as fini ton devoir de mémoire ? - Pas eu le temps, j'ai mon travail de deuil. »
1er février 2011 - Légipresse N°280
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