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Tribune


01/01/2010


Affaire Google : le droit d'auteur en survol



 

La lecture du jugement rendu le 18 décembre par la 3e chambre du tribunal de grande instance de Paris laisse un goût de frustration. Certes, à se limiter au « Par ces motifs », la victoire a belle allure : Google est un contrefacteur, pour avoir numérisé intégralement et mis partiellement en ligne, sans autorisation, de nombreux ouvrages des catalogues du Seuil, d'Abrams et de Delachaux & Niestlé, trois maisons filiales du groupe la Martinière. La loi française s'applique, le Syndicat national des éditeurs (SNE) ainsi que la Société des gens de lettres (SGDL) sont déclarés recevables et bien fondés à agir, etc. Le moteur de recherche aux allures de Big Brother pionnier de l'Opt out et de la négation revendiquée de la propriété intellectuelle est mis en déroute, peuvent titrer patriotiquement les gazettes qui semblent débattre de l'identité nationale.
Les parties ont versé tant de pages d'écritures et d'arguments en trois ans et demi de procédure que les vingtdeux pages de la décision auraient pu ressembler à un véritable cours de droit d'auteur. Las, la leçon resservie par le tribunal semble avoir été survolée et récitée un peu hâtivement, à coups d'approximations qui en affaiblissent la portée. Le jugement si attendu aurait mérité certains développements. Alors, développons et autorisonsnous à accorder bons et mauvais points, satisfactions et déceptions.
À commencer par le cas de Google France, poursuivi aux côtés de Google INC, la holding américaine, et qui demandait sa mise hors de cause. L'argument est balayé… au simple motif que la défenderesse concernée a écrit aux éditeurs sur son papier en-tête à adresse hexagonale afin d'obtenir copie d'un constat d'huissier. Et, in fine, le jugement ne retient la responsabilité que de la seule Google INC, américaine, car, nonobstant cette missive, rien ne prouve que la filiale française aurait commis un quelconque acte litigieux. Sans compter que la compétence de la loi française est retenue notamment en raison de la même lettre. En clair, Google France en est, mais pas vraiment, selon les besoins du jugement. Et il ne s'agit là que du premier paradoxe à méditer.
Retour à un raisonnement plus orthodoxe pour ce qui concerne la titularité des droits de propriété revendiqués par les éditeurs, contestée à son tour. La présomption en faveur de ces derniers est rappelée, en soulignant que, par surcroît, les contrats d'édition des ouvrages concernés sont versés aux débats. Pas plus de détails sur leur contenu: il faut juste à l'exégète imaginer que lesdits contrats visent bel et bien les droits d'exploitation numérique, ce qui ne nous est pas dit et ne va pas de soi pour les ouvrages les plus anciens (c'est-à-dire publiés au millénaire précédent).
Le tribunal se penche ensuite sur le droit à agir des syndicats professionnels. Google est renvoyé à ses fondamentaux par des attendus cette fois limpides : il n'est pas besoin au SNE d'être titulaire des droits d'auteur de ses adhérents pour intervenir; et l'adage selon lequel « nul ne plaide par procureur », soulevé par le moteur de recherche, est légitimement estimé incongru en l'occurrence.
Même traitement pour la tentative maladroite de faire déclarer irrecevable la SGDL, parce qu'elle n'aurait que six oeuvres d'adhérents visées par le litige et qu'elle non plus ne serait pas titulaire des droits en lieu et place des auteurs ou des éditeurs. Le tribunal se gausse même de conclusions relevant apparemment de la cour d'assises, car y figure une notion de « mobile à agir » au lieu de celle d'« intérêt »...
Les juges passent logiquement sans s'attarder sur le fameux fair use d'outre-Atlantique, qui a été discuté à titre subsidiaire par l'ensemble des demandeurs. Vient le tour de l'applicabilité de la loi américaine. Aux dires de Google, le droit américain a vocation à régenter la numérisation des livres, car celle-ci est réalisée sur le sol américain. Le raisonnement du tribunal commence par étonner: le fait dommageable de la numérisation a lieu en France, au motif que les auteurs et les éditeurs sont français… Sans oublier de rappeler la présence de Google France dans le litige! Il en est conclu que la France constitue le pays qui entretient les liens les plus étroits avec le litige, et se révèle donc compétent.
Heureusement, à la dernière ligne de cette envolée déroutante, est mentionnée l'existence du service « Google recherche de livres », permettant la visualisation des extraits. Or, cette visualisation litigieuse est faisable en France. Cet ultime élément aurait dû suffire à se juger compétent territorialement tout comme à appliquer le droit français (la nuance entre le lieu du procès et le droit applicable n'étant pas expressément faite).

Quant au statut de la numérisation, il est lui aussi débattu, mais, au contraire du point précédent, avec un goût de trop peu qui frustre le lecteur. Aux yeux du tribunal, un tel agissement équivaut à une reproduction nécessitant une autorisation ; sans plus de précisions. Et de passer aussitôt, pour motiver la contrefaçon, à une numérisation rendant « apte à communiquer indirectement au public ». Voilà bien un rapprochement (numérisation = contrefaçon) qui aurait nécessité quelques lignes de plus pour convaincre, alors que c'est cette politique de scanner géant qui a déclenché une ire planétaire dans la communauté des gens du livre.
L'exception de citation, brandie par Google en substitut de fair use, est rejetée : les couvertures sont reproduites in extenso assène le jugement.
Mais, pas une ligne de plus pour expliquer ni en quoi les couvertures sont protégées par le droit d'auteur ni comment l'éditeur en détient bien les droits en cas de mise en ligne...
Il est rare que l'auteur du texte, signataire du contrat d'édition précité par le tribunal, soit également le concepteur de la couverture. De même, la courte citation est écartée à propos du contenu des livres parce que « l'aspect aléatoire du choix des extraits représentés dénie tout but d'information » tel que prévu par le Code de la propriété intellectuelle. Pas plus d'explications à cette affirmation (aléa du choix = absence de but d'information).
Puis le jugement s'octroie un détour par le droit des marques, au final plus instructif que la dissertation en demiteinte sur le droit d'auteur. Les marques des trois éditeurs ne sont pas jugées contrefaites, en raison de l'absence d'usage par Google dans la vie des affaires pour désigner ses propres produits ou services. Plus désagréable pour les demanderesses: la déchéance des marques Seuil et Éditions du Seuil est prononcée, faute d'exploitation, pour ce qui est de la « location de temps d'accès à un centre serveur de bases de données relatives à des oeuvres littéraires, artistiques ou documentaires »… Dans le même élan, est reconnue la notoriété de la marque Le Seuil, à l'aide de la liste des prix littéraires, des articles de presse, du programme d'une exposition à Beaubourg, etc. C'est là une digression fort intéressante pour les maisons d'édition prestigieuses (même si elle demeure sans grande portée pratique dans la présente affaire).
Reprenons le (peu droit) fil de notre jugement. Le parasitisme y est écarté purement et simplement, à la décharge du tribunal, qui souligne qu'aucun élément concernant les investissements n'a été versé aux débats. Et nous voilà frustrés, cette fois par les parties, d'un autre point qui aurait intéressé les entreprises culturelles aux prises avec les pillards numériques de toute sorte.
La question du préjudice paraît assez nébuleuse. La somme demandée est de 15 millions d'euros. 23 900 pages du catalogue du Seuil sont indiquées dans un constat d'huissier de 2006, des milliers de références aux trois maisons d'éditions dans un deuxième constat de 2007, et, enfin, de quelques dizaines à moins de cent cinquante ouvrages par maison d‘édition dans un constat de 2008 établi à la demande de Google… Ce qui se résume à: « en considération de ces éléments, il convient d'allouer aux sociétés (demanderesses), qui feront leur affaire entre elles de la répartition, la somme de 300000 euros à titre de dommages-intérêts ». Il est vrai que les trois sociétés en question, qui ont rappelé être filiales du même groupe, ont déclaré qu'elles feraient bel et bien leur affaire entre elles. Le procédé laisse toutefois perplexe et explique sans doute la relative modestie du montant. Enfin, le tribunal aborde le « règlement transactionnel de classe avec les éditeurs américains ».
Il nie toute opposabilité aux demandeurs, les éditeurs français n'étant pas impliqués dans ce processus. Mais pourquoi diable avoir cru utile de préciser que celui-ci est « en cours de validation par la justice américaine ».
Cette dernière touche est, là encore, surabondante et manque de faire fausser la rhétorique.
On l'aura compris: l'équité, comme le droit, requéraient la condamnation, dont Google a interjeté appel.
Cependant, les règles de la propriété littéraire et artistique sont appliquées sans toujours autant d'application qu'elles l'auraient nécessité. Les récents cocoricos voyant le triomphe du droit d'auteur à la française (comme si le copyright américain encensait la contrefaçon!), sont sans doute prématurés. Certes, l'exécution provisoire des diverses condamnations a été accordée. Quand bien même le moteur de recherches porte le litige devant la Cour d'appel, il doit donc obtempérer à la décision. Et le tout a été assorti d'une astreinte par jour de retard.
Nul commentateur patriotique n'a mentionné que, en droit national, la suspension de l'exécution provisoire pouvait être demandée par Google – ce qui ne semble d'ailleurs pas dans ses intentions, les chances de succès étant, pour le coup, infinitésimales ; et encore moins que la liquidation de l'astreinte donne obligatoirement lieu à une autre décision de justice. Le périmètre de l'astreinte est d'ailleurs déjà discuté par voie d'avocat (et de presse). Le conseil de Google estime en effet qu'elle ne concerne qu'une liste d'environ trois cents ouvrages mentionnés dans un constat d'huissier au début de la procédure, en date du 5 juin 2006, et que son client les a retirés depuis belle lurette.
À moins d'un miraculeux rapprochement, la fin de la saga « Google versus l'édition » n'est donc pas pour demain. D'autant que, si aux États-Unis, le contentieux s'apaise, l'écrivaine chinoise Mian-Mian vient de lancer une procédure devant le tribunal de Pékin. Et les autres éditeurs français, qui ne se sont pas joints à la procédure intentée par le groupe La Martinière autrement qu'en l'encourageant depuis le bas-côté de la route, sont susceptibles désormais de s'en mêler. Avec l'espoir, pour les juristes, que les prochaines décisions de justice seront plus… recherchées.
1er janvier 2010 - Légipresse N°268
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