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Tribune


01/03/2009


Les idées ne sont pas de libre parcours



 

1. La 1re chambre civile de la Cour de cassation a rejeté le 13 novembre 2008 le pourvoi formé par la photographe Bettina Rheims à l'encontre d'un arrêt de la cour d'appel de Paris du 28 juin 2006 l'ayant condamnée pour contrefaçon d'une oeuvre de l'artiste conceptuel Jakob Gautel.
Plusieurs commentateurs y voient une grande victoire de l'art contemporain ainsi que la reconnaissance par la Cour de cassation des spécificités de l'art conceptuel et de la protection qu'il mérite. Malheureusement, et bien que cette protection soit essentielle, cet arrêt ne manifeste pas une prise de position si nette de la part de la Cour de cassation.
2. L'affaire se présentait dans des conditions relativement simples.
Jakob Gautel a créé en 1990 une oeuvre intitulée Paradis qui consistait à apposer ce mot au-dessus de la porte des toilettes de l'ancien dortoir des alcooliques de l'hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. Dans un triptyque intitulé La Nouvelle Ève, Bettina Rheims a reproduit l'image de la création de Jakob Gautel. Ce dernier l'a attaquée pour contrefaçon.
Elle est condamnée par les juges du fond et forme un pourvoi dans lequel elle soutient que l'oeuvre de Jakob Gautel n'est pas une création: il s'agirait uniquement d'un mot d'une typographie banale qui ne saurait être que l'expression d'une idée ne pouvant par conséquent bénéficier de la protection du droit d'auteur.
La Cour de cassation rejette le pourvoi dans les termes suivants: « Mais attendu que l'arrêt relève que l'oeuvre litigieuse ne consiste pas en une simple reproduction du terme “paradis”, mais en l'apposition de ce mot en lettres dorées avec effet de patine et dans un graphisme particulier, sur une porte vétuste, à la serrure en forme de croix, encastrée dans un mur décrépi dont la peinture s'écaille, que cette combinaison implique des choix esthétiques traduisant la personnalité de l'auteur ; que de ces constatations et appréciations souveraines faisant ressortir que l'approche conceptuelle de l'artiste, qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun, s'était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale, la cour d'appel en a à bon droit déduit que l'oeuvre bénéficiait de la protection du droit d'auteur».
3. La référence expresse faite par la cour d'appel puis la Cour de cassation à l'art conceptuel est certes intéressante mais elle est malgré tout limitée. La Cour de cassation reprend en effet la description très précise de l'oeuvre telle que figurant dans l'arrêt d'appel ainsi que la référence aux choix esthétiques traduisant la personnalité de l'auteur avant d'insister sur le fait que la conception de l'artiste s'était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale. Finalement, les magistrats s'en tiennent à une analyse classique de l'oeuvre d'art. C'est parce que la création de Jakob Gautel avait une forme particulière et que cette forme même a été reprise dans le triptyque de Bettina Rheims que cette dernière s'est rendue coupable de contrefaçon.
On aurait pu espérer davantage.
4. Cette affaire, comme plusieurs autres dont ont récemment eu à connaître les juridictions françaises, aurait pu permettre de retenir qu'une oeuvre pouvait être protégée au-delà de sa représentation formelle du seul fait de l'existence de son concept, de l'idée qui est exprimée par l'artiste.
Nous savons que la majorité de la doctrine (rappelons toutefois l'exception notable de Pierre-Yves Gautier qui évoque dans son manuel « l'irritante règle d'absence d'appropriation des idées ») et la quasi-totalité de la jurisprudence rappellent avec une régularité troublante que les idées sont de libre parcours, qu'elles ne sont pas susceptibles d'appropriation.
Cette affirmation ne résulte pourtant d'aucun texte du Code de la propriété intellectuelle.
Ni la loi de 1957, ni les textes antérieurs, ni les textes subséquents n'ont jamais exprimé l'impossibilité de protéger les idées. Cette notion a été créée semble-t-il par le professeur Desbois et constituait une sorte d'apothéose de la pensée de l'art telle qu'elle s'est exprimée jusqu'au début du XXe siècle. Jusqu'alors, l'oeuvre d'art était tout entière contenue dans son exécution et dans l'impression physique qu'elle produisait sur le public.
Cette notion, chacun le sait, ou devrait le savoir, est aujourd'hui dépassée. Depuis au moins 1917, et la création des premiers ready-mades de Marcel Duchamp, des artistes se sont placés dans une opposition résolue à cette conception traditionnelle. Une partie considérable de l'art du XXe siècle, et en particulier bien entendu tout le courant de l'art conceptuel, a été la négation même de l'oeuvre d'art réduite à une forme particulière. Ce qui a compté pour ces artistes était le travail de conception, de réflexion, d'expression de leur pensée, de leur intelligence, davantage que la qualité d'une représentation formelle. Cette dernière est d'ailleurs parfois totalement abandonnée, certaines oeuvres pouvant exister sans être aucunement représentées.
Ainsi pour prendre certains exemples parmi les plus radicaux: - Rauschenberg va se faire remettre un dessin par De Kooning qu'il va effacer ne laissant qu'une feuille à peu près vide.
- Yves Klein, après avoir organisé une exposition intitulée Le vide dans laquelle aucune pièce n'est montrée, va vendre des zones de sensibilité picturale immatérielles, c'est-à-dire des oeuvres purement invisibles.
Dans un registre admettant une représentation physique mais reposant intégralement sur un concept, on peut évoquer, parmi des milliers d'oeuvres: - les propositions de Joseph Kosuth Art as idea as idea consistant en la photographie de la définition d'un dictionnaire ou sa série des one and three montrant par exemple, côte à côte, une chaise (tout à fait banale), sa représentation photographique et sa définition ; - l'oeuvre de Roman Opalka peignant depuis 1965 en blanc sur un fond gris la série de nombres allant de 1 à l'infini.

Ces oeuvres sont aujourd'hui considérées de manière à peu près unanime comme importantes.
Quel que soit le goût que l'on éprouve pour l'art du XXe siècle, on ne peut nier son existence qui est confirmée par l'ensemble de ceux qui semblent les mieux placés pour définir l'art : les artistes eux-mêmes, les musées, les institutions, les collectionneurs, les marchands, les experts, les critiques… Citons la très simple évocation de l'art conceptuel par Bernard Lamarche-Vadel pour qui il «se caractérise par le fait que les oeuvres appartenant à cette classe esthétique sont des énoncés verbaux». Citons aussi la très belle formule du critique Léo Steinberg à propos de De Kooning et de Rauschenberg: «Ce fut ma première prise de conscience que l'art pouvait exister selon cette nouvelle modalité, tourner comme un satellite autour de la conscience, plutôt que d'être un objet physique».
Peut-on admettre qu'une marque d'automobiles par exemple décide, pour sa publicité, de reprendre le concept de Kosuth et de réaliser une campagne “one and three cars” qui présenterait côte à côte la voiture, sa photographie et sa définition ? Il y aurait à l'évidence, sans reprise d'aucun élément matériel, sans copie de forme, une atteinte manifeste à l'oeuvre de l'artiste américain qu'il serait d'une particulière injustice de ne pas sanctionner.
Les seuls qui s'obstinent aujourd'hui encore à ne pas tenir compte de cette réalité semblent les juristes.
5. Plusieurs décisions prononcées ces dernières années montrent le décalage entre cette réalité du monde de l'art et sa perception par les juridictions.
- Le tribunal de grande instance de Paris, le 26 mai 1987, rejetait une demande de Christo à l'encontre d'une publicité qui, réalisée simultanément à son emballage du Pont Neuf, présentait divers ouvrages d'art eux aussi emballés pour vanter les mérites d'une caisse de crédit aux collectivités locales. Le tribunal avait refusé d'accorder une protection à ce qu'il estimait n'être qu'une idée dès lors que la forme de l'emballage était différente de celle utilisée par Christo. Il était pourtant évident que cette campagne n'aurait eu aucun sens si elle n'avait fait référence à l'oeuvre de Christo, s'appuyant manifestement sur le concept développé par ce dernier et sur sa notoriété. Il est vrai que si l'action avait été engagée devant une juridiction civile et non correctionnelle, elle aurait peut-être été sanctionnée sur le terrain du parasitisme, mais pourquoi avoir recours à cette fiction lorsqu'il est manifeste que c'est l'oeuvre elle-même qui est copiée? - Le 15 novembre 2005, la 1re chambre civile de la Cour de cassation annulait une vente aux enchères d'un tableau-piège de Daniel Spoerri au motif que «l'auteur effectif s'entend de celui qui réalise ou exécute personnellement l'oeuvre ou l'objet, condition substantielle de leur authenticité dans le cadre d'une vente publique aux enchères». En l'occurrence, le tableau-piège avait été réalisé par un tiers sur les instructions de Spoerri qui l'avait ensuite accepté et authentifié au moyen de la signature d'un brevet de garantie. Cette démarche résultait d'un choix de l'artiste dont on pourrait estimer qu'il est le meilleur juge de ce qui constitue ou non l'une de ses oeuvres. L'appréciation de la Cour de cassation imposant la réalisation matérielle personnelle de l'oeuvre par l'auteur, outre qu'elle viole la volonté de ce dernier, ajoute une condition aux dispositions légales qui, d'aucune manière, n'imposent une telle obligation. Au demeurant, admettre que l'oeuvre pouvait être réalisée par la main d'un tiers n'aurait pas uniquement validé une technique artistique du XXe siècle mais aurait pu s'inspirer des pratiques existant dès la Renaissance où les artistes les plus importants faisaient réaliser tout ou partie de leurs oeuvres par des assistants. Il est vrai que le marché de l'art a jugé à son tour la décision de la Cour de cassation puisque l'oeuvre immédiatement remise en vente est partie pour un prix plusieurs fois supérieur à celui de la première adjudication.
- Le photographe William Klein a poursuivi John Galliano pour avoir réalisé une campagne publicitaire reprenant le principe de ses contacts peints, principe créatif conceptuel bénéficiant d'une grande notoriété et rendant son oeuvre immédiatement identifiable.
Le président du tribunal de grande instance de Paris, dans une ordonnance de référé du 28 mars 2007 faisait droit à la demande mais n'allait pas jusqu'au bout du raisonnement en retenant « que les publicités litigieuses reproduisent la composition caractéristique des contacts peints dans l'ensemble des éléments qui en définissent l'originalité par rapport aux seules photographies elles-mêmes… que ces éléments qui constituent une constante dans l'oeuvre peinte de William Klein ne procèdent pas d'une idée non protégeable mais bien une création de forme portant la marque de sa personnalité propre; que le fait que cette composition ait été déclinée à de nombreuses reprises est indifférente».
À nouveau, c'est le critère de la forme qui est retenu par le juge alors que celle-ci est en réalité sans importance, l'élément caractéristique de l'oeuvre de William Klein étant la présence des traits de couleur entourant ces photographies et non leur forme qui est au demeurant différente d'une image à l'autre, ce que ne pouvait d'ailleurs manquer de retenir le juge qui notait «qu'au demeurant, l'un des cinq visuels publicitaires dénombrés à l'audience reprend très précisément la marque de laque rouge en forme de double ligne brisée», ce qui implique que les quatre autres ne le faisaient pas.
Il aurait été logique et courageux pour le juge d'indiquer que c'était bien l'idée qui méritait d'être protégée.
6. Ainsi la récente décision de la Cour de cassation dans l'affaire Paradis ne révolutionne pas les conditions de protection du droit d'auteur, ni la perception des oeuvres d'art conceptuel par les tribunaux. Même lorsque ces derniers souhaitent accorder leur protection à un artiste sur un élément qui ressort manifestement du domaine du concept, ils ne le font qu'au moyen de diverses contorsions juridiques allant du parasitisme à la fiction d'une protection purement formelle tant ils ont été imprégnés de la notion selon laquelle les idées seraient de libre parcours.
Or, il est manifeste que cette notion est devenue totalement obsolète, qu'elle est niée par la majeure partie de l'art du XXe siècle et qu'elle a pour effet d'affaiblir la position des artistes qui ont consacré tout ou partie de leur existence à créer une oeuvre cohérente répondant à des caractéristiques qui, sans être nécessairement formelles, sont immédiatement identifiables par le public et qui peuvent, sur la base de cette pensée du XIXe siècle, se voir impunément pillés par des tiers.
On aimerait que les tribunaux français du début du XXIe siècle aient le courage qu'ont eu les juges américains un siècle plus tôt. Une sculpture de Brancusi était bloquée à la frontière pour une question de taxes qui n'auraient pas été dues si le statut d'oeuvre d'art lui avait été reconnu. L'administration américaine refusait ce statut estimant que cette pièce ne représentait aucune forme connue. À l'issue d'un procès spectaculaire (déjà!) les juges donnèrent raison à l'artiste, et ce, sur un motif très simple et très pertinent mais très essentiel et très actuel : celui de l'évolution de l'art.
1er mars 2009 - Légipresse N°259
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