01/04/2004
La liberté d'expression au risque des évolutions de la criminalité et de l'économie numérique
Nathalie Mallet-Poujol
Directrice de recherche au CNRS – ERCIM, UMR 5815 – Université de ...
Difficile de ne pas attiser le feu des clameurs contre la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben. Robert Badinter qualifie ce texte de « tentaculaire », la « multiplicité des sujets », la « complexité juridique de la matière » étant, relève-t-il avec justesse, de nature à décourager l'attention des médias (1). Il est vrai qu'au delà des dispositions de procédure pénale les plus décriées, d'autres champs du droit sont investis, dont celui du droit de l'information. Fichiers des délinquants sexuels, interceptions de correspondances, infiltrations électroniques, sonorisation et fixations d'images de certains lieux ou véhicules, secret professionnel, la liste est impressionnante d'âpres sujets abordés dans ce texte, de nature à hypothéquer les libertés individuelles.
Comme une litanie (2), on déplorera cet éparpillement de textes qui se disséminent là où on ne les attend pas, ce qui rend très difficile toute mise en cohérence et en perspective de l'édifice législatif. Sans compter que les consolidations de textes sont de plus en plus acrobatiques, voire hasardeuses (3), tant les modifications sont éparses. Voilà qui ne contribue guère à la sécurité juridique élémentaire, à l'accessibilité et l'intelligibilité du droit, dont le législateur se fait périodiquement le héraut ! Ainsi le statut des fichiers est-il discuté quand on attend toujours le vote de sa loi matricielle, celle de transposition de la directive données personnelles, textes qu'il aurait été plus satisfaisant de discuter conjointement.
Reproches de forme, rétorquera-t-on, regrets méthodologiques certes, voire états d'âme corporatistes de techniciens du droit. Peut-être, mais il faut prendre garde qu'à la longue cette façon de légiférer n'hypothèque le bon déroulement du débat démocratique et ne mette à mal une réflexion qui aurait pu prospérer avec plus de sérénité.
Illustrent cet écueil les dispositions qui atteignent en profondeur le droit de la presse et ce, dans l'indifférence quasi générale, au détour notamment de textes à forte densité sécuritaire. Ainsi, peu de commentaires ont accompagné la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, en ce qu'elle s'est lestée d'une disposition pénale réprimant l'outrage à l'hymne national ou au drapeau tricolore. Sauf le respect que l'on doit à la République, on peut cependant s'interroger sur l'opportunité d'un tel texte et sur sa conventionnalité (4) au regard de l'article 10 Conv. EDH. Cette même loi comprend d'importantes dispositions pour lutter contre l'homophobie (5), dispositions sitôt rapetassées par la loi Perben, dont certaines évoquent singulièrement un délit de diffamation homophobe, pourtant déconnecté de la loi de 1881
Plus encore, le projet de loi Perben fourmillait d'articles visant à modifier le droit de la presse. Certaines propositions ou amendements ont heureusement fait long feu. A été rejetée l'introduction d'une circonstance aggravante de la diffamation lorsque référence est faite à une constitution de partie civile, en écho à la suppression de l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931. De même que la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales ne vise finalement pas les délits de presse.
En revanche, l'article 176 de la loi ajoute à la liste des obligations pouvant être imposées par la juridiction de condamnation ou le juge de l'application des peines, le fait de « s'abstenir de diffuser tout ouvrage ou oeuvre audiovisuelle dont il serait l'auteur ou le coauteur et qui porterait, en tout ou partie, sur l'infraction commise et s'abstenir de toute intervention publique relative à cette infraction ». Ces dispositions ne visent, fort heureusement, que les condamnations « pour crimes ou délits d'atteinte volontaire à la vie, d'agressions sexuelles ou d'atteintes sexuelles », mais elles portent singulièrement atteinte à la liberté d'expression. Le souci de préserver les victimes et le corps social justifie-t-il une telle ingérence? Sur quels critères le juge prononcera-t-il cette interdiction et pour quelle durée ? Quelle place laisser à une forme d'explication, voire de repentance de la part du condamné ? Cette restriction est-elle proportionnée au regard du principe de la liberté d'expression ? Plus préoccupante encore est la brèche ouverte par l'article 65-3 nouveau de la loi de 1881, visant à allonger de trois mois à un an le délai de prescription pour les messages racistes ou xénophobes publiés par voie de presse, et qui porte un coup dur au principe de prescription trimestrielle, pierre angulaire de notre droit de la presse. Cette disposition a été présentée devant le Sénat, par le Garde des Sceaux, dans les termes suivants : « Trois mois, c'est très court, surtout quand les infractions ont été commises dans le cyberespace ce qui est de plus en plus fréquent et qu'il faut retrouver l'internaute ou les internautes qui sont les auteurs des messages d'intolérance. » (6) La
difficulté de repérage de tels messages sur le web est ainsi la justification du rallongement de ce délai. Cet argument a conduit les sénateurs à adopter, en deuxième lecture, un article 65-3 disposant que « le délai de prescription prévu au premier alinéa est porté à un an si les infractions ont été commises par l'intermédiaire d'un réseau de télécommunications à destination d'un public non déterminé » (7). Mais la CMP est revenue au texte originaire en considérant que la modification du délai « pour l'ensemble des infractions commises par l'intermédiaire d'internet méritait une concertation plus approfondie » (8). Ne retenant que les seules infractions racistes, cette disposition a finalement été justifiée comme la suite logique des « orientations de la politique gouvernementale en matière de lutte contre le racisme et l'antisémitisme » (9).
Inutile d'écrire que ces palinodies donnent quelque peu le tournis et inquiètent sur la solidité des motivations du législateur.
Il est surtout édifiant de constater combien l'internet, au nom des peurs qu'il suscite, raisonnées ou irrationnelles, sert de cheval de Troie pour limiter la liberté d'expression. Sous prétexte d'un changement de support de l'information, on fait s'effondrer, ou, du moins, s'émietter les grands principes. D'où le danger d'un raisonnement sectoriel pour assigner au média internet un statut particulier (10). Le rallongement du délai de prescription a été voulu pour lutter contre les propos racistes véhiculés sur l'internet (11). De proche en proche, on a souhaité modifier le délai pour tous les délits commis via l'internet, pour aboutir, au final, à une modification ne visant que le racisme et sur tout support ! Au demeurant, cette prévention contre l'internet paraît exagérée et l'argument de l'insuffisance du délai d'action peu convaincant. Il semble, au contraire, que la puissance des moteurs de recherche et la sophistication des outils linguistiques, permette une veille anti-raciste et anti-xénophobe beaucoup plus facile et efficace que pour l'édition papier. De tels discours peuvent être plus systématiquement démasqués qu'au rythme de la lecture, même cursive, de l'ensemble des revues et des livres. Sans compter que l'idée d'une réitération de l'acte de publication pour toute modification du site peut largement contribuer à renouveler le point de départ du délai de prescription.
Pris au piège de la toile, comment ne pas évoquer le projet de loi sur l'économie numérique, avec cette nouvelle rédaction des articles 43-8 et 43-9 de la loi du 30 septembre 1986 ? Inutile de s'appesantir sur les vicissitudes de la loi du 1er août 2000, partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, mais les leçons de cette contre-performance législative ont-elles vraiment été tirées ? La nouvelle rédaction semble hélas déjà contre-productive sur un registre purement symbolique. La responsabilité de l'hébergeur sera engagée dès la connaissance effective de l'activité ou de l'information illicites, si l'hébergeur n'a pas « agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible ». La suppression de la référence à la saisine par une autorité judiciaire a conduit certains commentateurs à évoquer le recours à une forme de justice privée, aux mains des hébergeurs, incités à la censure pour ne pas s'exposer à la mise en cause de leur responsabilité, alors, objectent- ils, que seul un juge a qualité pour apprécier le caractère illicite d'un message, notamment dans des affaires aussi délicates que des actions en diffamation, en contrefaçon ou en atteinte à la vie privée. Ce reproche est excessif si l'on considère que l'hébergeur doit également pouvoir être mis en cause s'il n'a pas immédiatement réagi à la connaissance d'un contenu manifestement illicite, tel un site pédophile ou incitant à la discrimination ou à la haine. Par ailleurs, l'hypothèse de la saisine du juge ne semble pas exclue. Dès lors qu'une contestation sérieuse régnera sur le caractère illicite du message, la connaissance effective de ce caractère illicite ne pourra résulter que d'une décision de justice.
Il n'en demeure pas moins que la formulation de la loi est d'interprétation délicate d'où le grave malentendu qu'elle génère et qu'il n'est pas rassurant de se perdre déjà en conjectures sur son sens ! Peut-être aurait-il fallu, compte tenu de l'histoire de ce texte, conserver le principe de l'injonction judiciaire, en ajoutant l'hypothèse d'un contenu manifestement illicite justifiant une réaction immédiate du fournisseur d'hébergement
En tout état de cause, la question de la liberté d'expression ne mériterait-elle pas mieux que d'être traitée à la marge d'autres travaux parlementaires, au risque de confiscation de tout débat démocratique ? Ne faudrait-il pas plutôt méditer le travail de la Cour de cassation, confirmant son oeuvre de préservation de cette liberté, à travers notamment sa jurisprudence sur la courte prescription, sur la primauté de la loi de 1881 sur l'article 1382 C. civ. ou encore sur l'unification des règles procédurales ? Par ailleurs, pourquoi cette instrumentalisation de l'internet pour tenter de limiter la liberté d'expression ? Quel péril pour la démocratie constitue-t-il pour sacrifier certains de nos principes ? A-t-on réellement mesuré le poids de la menace pour l'ordre public que ferait peser l'usage du web ? Drôle de temps où nos parlementaires n'ont pas la main assez tremblante pour légiférer quand le recul est souvent nécessaire et quand le risque est grand de voir des projets dénaturés par des amendements incontrôlés.
On se prête à rêver d'un moratoire législatif
suivi d'une grande loi, longtemps mûrie, rénovant le droit de la presse, en considération notamment des positions (12) de la CEDH. Rêve chimérique d'un chercheur solitaire
1er avril 2004 - Légipresse N°210