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Liberté d'expression
/ Tribune


01/10/2020


Où est Charlie ?



 

Le procès des complices des assassins de la rédaction de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher est en cours. Il est filmé parce qu'il a vocation à rester dans l'histoire. Plus de cinq années se sont écoulées depuis ces attentats qui avaient abasourdi le monde et amené dans la rue plusieurs millions de personnes, dans toutes les grandes capitales, à proclamer leur amour de la liberté d'expression, sous la bannière « Je suis Charlie ». À l'heure de fêter les 150 ans de notre République, c’est aussi dans ces colonnes qu'on doit s'interroger sur l'état de la liberté d'expression en son sein.

Sous les auspices de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme toujours bien là qui veille au respect de l'article 10 de la Convention (même si ses décisions sont aujourd'hui rendues dans des délais qui ne sont plus très raisonnables…), il n'est pas contestable que nos juges en sont les garants.

Le législateur lui aussi, même s'il a encore parfois des velléités d'abolir la loi de 1881, reste, sous le contrôle vigilant du Conseil constitutionnel, dans les clous. Même l'état d'urgence, qu'il soit anti-terroriste ou sanitaire, ou la volonté de domestiquer les plateformes, n'ont pas eu raison du principe selon lequel la liberté prévaut, et la restriction ou l'interdiction sont l'exception lorsque c'est strictement nécessaire. Ce principe est toujours à sa place. C'est-à-dire au sommet des normes.

On ne devrait donc que pouvoir se féliciter de l'état de notre droit ainsi encadré. Pourtant, ici aussi(1), nous partageons le sentiment que l'on ne peut pas dire les choses, échanger les idées, ou exprimer des critiques aussi librement qu'il y a quelques années. Il y a des questions taboues ou des sujets confisqués par des groupes de personnes qui s'estiment seules légitimes à les aborder. Il y a surtout un risque considérable, en exprimant une voix discordante, de provoquer un déchainement chez ceux qui ne partagent pas les mêmes idées. On est à ce titre étonné de voir des personnalités publiques ou des commentateurs habituels de la vie publique, qui revendiquent à raison une grande liberté d'expression pour eux-mêmes, mal supporter que leurs opposants en usent tout autant. Ils ont alors recours à l'anathème, à la dénonciation à l'opprobre publique. Ils en viennent parfois à exiger haut et fort des poursuites judiciaires.

C'est le goût de la contradiction et de l'opposition des idées qui a, en fait, considérablement reculé. Chacun s'empare de la morale et en appelle à l'ostracisme du contradicteur, plutôt que d'accepter qu'il s'exprime avant tout, comme l'y invitait Voltaire(2).

Une véritable censure s'est ainsi mise en place. Pas celle du pouvoir ou des juges, non, celle de ceux qui menacent, qui désignent à la vindicte publique, qui sont suivis et relayés sur les réseaux sociaux, qui sont parfois armés d'associations auxquelles la loi reconnait le pouvoir de déclencher des poursuites judiciaires qui ne visent qu'à intimider et bâillonner les paroles qui leur déplaisaient. Et cette censure est sans doute pire que celle qu'on peut combattre devant un tribunal, car c'est celle qu'on s'impose à soi-même et qui suppose, pour y échapper, un grand courage.

La Cour de Strasbourg a posé, depuis ses premiers arrêts, un certain nombre de considérants qui, à force de répétition, ont valeur de principes. Parmi ceux-ci, il en est un, plus fondateur encore que les autres, selon lequel « La liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ; ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels, il n'est pas de société démocratique »(3).

Ce sont ces qualités de tolérance et d'esprit d'ouverture qui sont consubstantielles à tout épanouissement collectif dans une société démocratique, comme l'est notre République, qui sont aujourd'hui souvent oubliées, alors qu'elles sont le premier gage de la libre circulation des informations comme des idées.

1er octobre 2020 - Légipresse N°385
788 mots
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