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Une QPC pas si nouvelle !
La Cour de cassation dit n'y avoir lieu de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les articles 23, 29, 31, 32, 35, 42, 43, 55 et 59 de la loi du 29 juillet 1881, 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et 121-7 du code pénal. Elle relève en particulier que la présomption d'imputabilité à l'auteur des propos incriminés est dépourvue de tout caractère irréfragable En effet, le prévenu a la faculté de démontrer, soit la vérité du fait diffamatoire, selon les modalités prévues par les articles 35, 55 et 56 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, soit l'existence de circonstances particulières de nature à le faire bénéficier de la bonne foi. Elle ne fait donc pas obstacle à l'exercice des droits de la défense.
« Avant donc que d'écrire, apprenez à penser. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, Polissez-le sans cesse, et le repolissez, Ajoutez quelquefois, et souvent effacez »(1). Sans doute, n'y a-t-il pas meilleur conseil à suivre que de relire notre illustre confrère préalablement à la compréhension du présent arrêt.
En l'espèce, à la suite d'une condamnation pour complicité de diffamation publique envers un particulier, par arrêt de la cour d'appel de Nîmes en date du 1er février 2019, le requérant inscrit un pourvoi en cassation, et dans le cadre de l'examen de ce pourvoi dépose, conformément à l'article R. 49-31 du code de procédure pénale, un mémoire distinct aux fins de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette diffamation revêtait un caractère particulier en ce qu'il s'agissait d'une dénonciation d'un harcèlement moral par voie de presse.
Ce mémoire soulève notamment deux questions essentielles portant sur la loi du 29 juillet 1881 sur la presse : l'une processuelle et l'autre liée aux présomptions qui peuvent être instituées pour opérer un renversement de la charge de la preuve. Il s'agit ici de la démonstration d'un des éléments constitutifs de l'infraction de diffamation visée à l'article 29, alinéa 1er, de la loi, en l'occurrence le fait que les imputations diffamatoires sont présumées réalisées avec « intention de nuire ».
Articulée autour de nombreux autres moyens visant des principes constitutionnels ou prétendument constitutionnels, tels notamment celui du citoyen à participer à la formation de la loi(2), cette question prioritaire de constitutionnalité aurait pu faire écho au libre propos des professeurs Balat et Gautier sur l'abus de droit de soulever une question prioritaire de constitutionnalité(3). Pour autant, par décision du 24 mai 2019(4), le Conseil constitutionnel devait par exemple déclarer contraire à la Constitution l'article 54 de la loi de 1881 sur la presse en ce qu'il instaure un délai de distance ainsi libellé « outre un jour par cinq myriamètres de distance », démontrant l'existence – perpétuelle – qu'une possibilité d'inconstitutionnalité ait pu se glisser dans l'interstice de la loi !
On rappellera à ce titre que depuis l'entrée en vigueur de la loi organique du 10 décembre 2009(5), la loi du 29 juillet 1881 a fait l'objet de nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité visant à voir déclarer contraire à la Constitution un certain nombre de dispositions de ce corpus de responsabilité dérogatoire au droit commun, tant dans ses règles processuelles que ses principes de responsabilité.
C'est ainsi qu'ont été notamment déférés les articles 48-7 de la loi pour permettre l'intervention d'un État étranger à la procédure en diffamation(6), les articles 29, alinéas 1 et 2, à de nombreuses reprises(7), l'article 43 propre à la responsabilité en cascade(8), les articles 50 et 53 ayant trait à la procédure dérogatoire(9), et l'article 65 fixant les règles propres de prescription à la loi sur la presse. Pour résumer, c'est l'ensemble du dispositif de la loi du 29 juillet 1881 qui a été déféré au titre d'une prétendue violation d'un principe à valeur constitutionnelle ou d'une disposition relevant du bloc de constitutionnalité.
La majorité des décisions ont conduit à un rejet de la question prioritaire de constitutionnalité soit au titre de l'irrecevabilité, la Haute assemblée considérant que la question avait d'ores et déjà été posée, soit pour absence de caractère sérieux. Il s'agit des moyens les plus fréquemment retenus pour « dire n'y avoir lieu à renvoi devant le Conseil constitutionnel ».
La présente décision ne déroge pas à la règle, mais mérite pour autant l'intérêt en ce qu'elle rappelle de manière constante que l'édifice propre à la loi du 29 juillet 1881, attaqué de toute part, et ce compris par le législateur lui-même, reste un dispositif libéral et équilibré, auquel il ne doit être touché que d'une main tremblante.
Si le principe de présomption de culpabilité (I) instituée par la loi du 29 juillet 1881 n'apparaît pas contraire à la Constitution de prime abord, c'est en raison du mécanisme processuel fondé sur un fait justificatif (II).
I - Une présomption de culpabilité « juste et utile »
Au soutien de sa question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le demandeur mettait en avant le fait que l'article 29, alinéa 1, tel qu'interprété par la jurisprudence, conduit à considérer que les imputations diffamatoires sont réputées, de droit, faites avec l'intention de nuire, ce qui constituerait une atteinte aux articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à l'article 9 ainsi qu'à l'article 11 du même texte lequel fait partie du bloc de constitutionnalité.
Faire droit au raisonnement du requérant aurait pu être séduisant en ce qu'il paraît conforme aux principes les plus essentiels et les mieux établis de notre droit pénal. Pour autant, il aurait été anormal et dangereux d'obliger la prétendue victime à prouver l'inexactitude des faits allégués contre elle et donc le caractère diffamatoire des assertions. On rappellera en effet que la première atteinte à la présomption d'innocence provient des allégations diffamatoires elles-mêmes. L'instauration d'une présomption apparaît alors le plus juste moyen d'assurer un équilibre entre les différentes valeurs protégées.
Au soutien de sa QPC, le requérant mettait en avant l'existence d'une présomption de culpabilité irréfragable sans possibilité concrète et effective de la combattre utilement, rompant ainsi avec l'égalité des armes.
Il convient de souligner que l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ne contient stricto sensu aucune présomption de culpabilité. En réalité, il s'agit d'un raisonnement déductif opéré par la jurisprudence au visa de l'article 35 bis de la loi. Ce rattachement est d'ailleurs critiquable puisque ce texte n'envisage que l'hypothèse de la reproduction d'une imputation jugée diffamatoire et aurait donc dû recevoir une interprétation restrictive. Mais au surplus, cette présomption est affirmée par la jurisprudence bien avant la création de l'article 35 bis qui ne date que de 1944. Il s'agit en réalité d'une création prétorienne du juge dont l'article 35 bis n'a de seule raison d'être que de lui fournir un « alibi ».
Pour autant, cette présomption constitue un des piliers du régime de la diffamation et est nécessaire à l'équilibre des droits des parties au procès, car cela serait mettre à la charge de la partie poursuivante, notamment en l'absence d'enquête pénale préalable, une preuve diabolique sinon impossible, et ce alors même que l'action en matière de diffamation envers les particuliers doit être intentée par la victime elle-même ou à son initiative.
Pour donner corps à son raisonnement, le requérant mettait particulièrement en exergue le fait qu'il s'agisse d'une complicité de diffamation s'analysant, en réalité, en dénonciation d'un comportement constitutif de harcèlement moral, interpellant alors la Haute assemblée quant à l'importance des valeurs en concours.
Passé au prisme de l'analyse du requérant, lequel se réfère tant à la sémantique de droit constitutionnel, que celle du droit conventionnel, une transmission aurait pu s'ensuivre, dès lors que la présomption aurait apparu irréfragable.
On rappellera en effet que tant le Conseil constitutionnel que la Cour européenne des droits de l’homme censurent les présomptions de culpabilité pour n'admettre que des entorses exceptionnelles, notamment dans l'hypothèse où la présomption est strictement « justifiée » et « nécessaire » mais surtout et avant tout, lorsqu'elle a un caractère réfragable, et peut donc être combattue par la démonstration de la preuve contraire.
La Haute assemblée rejette la QPC en relevant que « la présomption d'imputabilité au titre de l'élément moral du délit de diffamation à l'auteur des propos incriminés, qui est inhérente aux dispositions en cause, est dépourvue de tout caractère irréfragable, le prévenu ayant la faculté de démontrer, soit la vérité du fait diffamatoire, selon les modalités prévues par les articles 35, 55 et 56 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, soit l'existence de circonstances particulières de nature à le faire bénéficier de la bonne foi ; qu'elle ne fait pas obstacle à l'exercice des droits de la défense ; ».
Cette solution ne saurait surprendre. La chambre criminelle aurait même pu en faire l'économie en considérant que la question posée n'était pas nouvelle, mais en ce domaine spécifique de la liberté d'expression, sans doute a-t-elle voulu faire preuve de pédagogie !
En effet, dans un arrêt du 21 juin 2011, la Cour de cassation jugeait à propos de la même QPC que « cette question ne présente pas, à l'évidence, un caractère sérieux, dès lors que la présomption d'imputabilité de l'élément moral de l'infraction à l'auteur des propos incriminés, qui est inhérente aux dispositions en cause, est dépourvue de tout caractère irréfragable, qu'elle ne fait pas obstacle à l'exercice des droits de la défense et ne contrevient pas au principe du procès équitable. »
Cette solution était à nouveau réaffirmée dans un autre arrêt du 13 mars 2012 à l'occasion de la même QPC.
Par ailleurs, la chambre criminelle n'ignore aucunement qu'elle n'encourt pas non plus la censure de la Cour européenne des droits de l'homme, puisqu'elle affirme que cette présomption n'est pas incompatible avec les articles 6 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme depuis au moins un arrêt de 1993, et qu'elle a été en ce point confirmée par la Cour européenne, justement, dans un arrêt du 30 mars 2004, lequel relève qu'« eu égard à l'importance de l'enjeu – il s'agit de prévenir efficacement la diffusion dans les médias d'allégations ou imputations diffamatoires ou injurieuses en obligeant le directeur de la publication à exercer un contrôle préalable – la Cour estime que la présomption de responsabilité de l'article 93-3 de la loi de 1982 reste dans des “limites raisonnables” requises. Relevant ensuite que les juridictions internes ont examiné avec la plus grande attention les moyens des requérants relatifs à la bonne foi du troisième d'entre eux et à l'absence de “fixation préalable” du message litigieux, la Cour conclut qu'elles n'ont pas, en l'espèce, appliqué l'article 93-3 de la loi de 1982 d'une manière portant atteinte à la présomption d'innocence. »
Il s'ensuit que la QPC n'avait que peu de chance de prospérer en l'absence de circonstances nouvelles.
À ce titre, la présomption dont il s'agit s'analyse en réalité en un moyen de preuve indirecte prenant en compte la spécificité de la matière qui veut que l'intention résulte presque toujours de la nature même du propos, de l'écrit ou du dessin par lequel se réalise le délit.
Pour reprendre la formule devenue célèbre « on ne dit pas du mal de quelqu'un sans raison et la raison habituelle est qu'on lui veut du mal ».
L'absence de culpabilité résulte de jure de l'existence d'une cause exonératoire, en la présence d'un fait justificatif, « la bonne foi » ainsi que le relève la Cour de cassation pour rejeter la QPC.
II - La possibilité d'une bonne foi
En matière de diffamation, il existe, reprenant les travaux du Professeur François Terré, un parallèle à opérer avec le domaine de la responsabilité civile en admettant que certaines diffamations seraient « licites » à l'instar de la concurrence « loyale » qui produit elle aussi des dommages. Pour d'autres auteurs il s'agit d'un « droit de nuire » inhérent à la liberté d'information.
Quoi qu'il en soit, la jurisprudence prétorienne admet une cause d'irresponsabilité pénale auparavant qualifiée de « faits justificatifs » par la doctrine, pour retirer à l'infraction son caractère normalement attentatoire aux intérêts de la société, en faisant disparaître, de façon plus absolue, leur caractère délictueux aux faits commis. Elle a alors comme conséquence de supprimer également la responsabilité civile de l'auteur des faits. Tel est le mécanisme « pivot » validé par la présomption de culpabilité faisant l'objet de la présente QPC.
Reprenant ce concept de « bonne foi » également connu du droit douanier, il sera rappelé qu'il n'est pas strictement « effluve » mais est au contraire très encadré par la Cour de cassation, dès lors qu'il ne fait l'objet d'aucun texte à la différence de l'exceptio veritatis, visée à l'article 55 de la loi sur la presse, ce qui explique ici encore, tant au niveau des juges internes que des juges européens, soit le refus de transmission de la QPC, soit la déclaration de conventionnalité.
En effet, et succinctement, la bonne foi dont la charge de la preuve ne repose que sur le diffamateur, sans que le juge ne puisse intervenir d'aucune façon et uniquement lors de la phase de jugement exige la démonstration, rappelons-le, d'un motif légitime d'information, l'existence d'une enquête sérieuse, la prudence et l'objectivité du propos et l'absence d'animosité personnelle.
Si ces éléments sont appréciés différemment en fonction de la « qualité » du diffamateur, fissurant quelque peu ce concept strictement défini, l'interprétation de ce concept par le juge a été en outre notoirement allégée pour les non-professionnels, rendant encore moins « irréfragable » cette présomption.
Le Tribunal de grande instance de Paris pose ainsi comme principe que les critères de la bonne foi « s'apprécient différemment dans l'hypothèse où l'auteur ne fait pas profession d'informer et ce avec plus de tolérance encore quand il se trouve mêlé à une controverse dont il est l'un des protagonistes ».
Au cas particulier des lanceurs d'alerte, il a été jugé au titre de la bonne foi s'agissant de la dénonciation publique de mauvais traitements dans un centre d'accueil d'enfants lourdement handicapés que les termes « décès, manque de soin, de camisoles chimiques, d'enfants attachés, enfermés » sont pour le tribunal des expressions dépourvues « de tout caractère diffamatoire en raison de l'intérêt sur le débat général des lanceurs d'alertes et de la maltraitance des personnes vulnérables et handicapées. »
Il résulte de cette application in concreto par les juges des dispositions dont la constitutionnalité était contestée, qu'elle permet au contraire un exercice effectif et équilibré des droits de la défense.
Plus encore, il convient de s'interroger s'agissant de la protection particulière des lanceurs d'alertes contre les poursuites en diffamation, si au lieu de contester la constitutionnalité ou la conventionnalité de la présomption réfragable de culpabilité associée aux articles 29 et 35 bis de la loi du 29 juillet 1881, il ne serait pas plus opportun d'inviter la Haute assemblée à découvrir un nouveau « fait justificatif » ainsi qu'elle avait pu le faire en son temps s'agissant par exemple de l'état de nécessité. Plus récemment encore, elle a ainsi érigé en fait justificatif spécial les droits de la défense concernant le salarié qui photocopie des documents de l'entreprise strictement nécessaire au droit de la défense dans le litige l'opposant à son employeur.
C'est d'ailleurs le chemin que semble vouloir emprunter la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt relatif à des faits de dénonciation de harcèlement moral dans l'entreprise en censurant une cour d'appel qui avait fait application de la présomption de culpabilité en relevant que « si les articles L. 1152-1 et suivants du code du travail ont instauré un statut protecteur au bénéfice du salarié qui est victime de harcèlement moral, ces dispositions n'édictent pas une immunité pénale au bénéfice de celui qui rapporte de tels faits au moyen d'un écrit, de sorte que son rédacteur est redevable, devant le juge de la diffamation, de la formulation de ses imputations ou allégations contraires à l'honneur ou à la considération des personnes qu'elles visent ».
Ainsi au côté du concept de bonne foi, évitant ainsi de le déstructurer, et en raison de la multiplication des statuts de lanceurs d'alertes, la « découverte » d'un nouveau fait justificatif puisant ses sources tant dans les articles L. 1152-1 et suivant du code du travail que dans l'article 6 de la loi no 2016-1691 dite communément « Sapin II » (qui reprend d'ailleurs le concept de « bonne foi » dans sa définition), permettrait de parachever l'édifice jurisprudentiel et de l'assurer au nom de la sécurité juridique et de la prévisibilité de la loi, contre tout risque d'inconventionnalité ou d'inconstitutionnalité.