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Les métamorphoses normatives et processuelles de la propriété intellectuelle
Les 1er, 2 et 3 mai 2019 se sont tenus les traditionnels « Rendez-vous de cinq heures » organisés par les étudiants du Master 2 de Droit de la propriété littéraire, artistique et industrielle sous la direction du Professeur Pierre-Yves Gautier. Cette année le thème des « métamorphoses normatives et processuelles de la propriété intellectuelle », a été retenu. Ces rencontres ont été l'occasion de rendre un hommage tout particulier au Professeur Jean Foyer, ministre du Général de Gaulle, grand spécialiste de procédure civile et ancien Professeur de l'Université Panthéon-Assas qui pestait contre les dangers de l'abdication de souveraineté juridique liée à l'Europe[[note:1]].
Chronique et opinions
Propriété intellectuelle
Les métamorphoses normatives et processuelles de la propriété intellectuelle
Alice Cédolin
Master 2 de Droit de la propriété littéraire, artistique et industrielle - Université Panthéon-Assas
Emilie Cuer
L'actualité nous place dans une période charnière : Brexit, Directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique, Loi Pacte(1), mais aussi Loi de programmation de la justice(2), tant de remous qui provoquent les métamorphoses normatives et processuelles de notre droit.
Les débats se sont organisés autour de trois grands axes : « Les métamorphoses qualitatives de la norme », « Les métamorphoses des juridictions » et enfin « Les métamorphoses de la souveraineté ». Les questions posées par les étudiants, ainsi que les interventions du public, ont permis aux orateurs d'échanger leurs points de vue ainsi que d'exprimer leurs impressions quant aux évolutions de la pratique et l'influence de l'Union européenne.
I – « Les métamorphoses qualitatives de la norme »
En présence de : Silke von Lewinski, professeur au Centre de droit de la propriété intellectuelle de Munich, également spécialiste en droit de l'Union européenne, Christine Nguyen, avocat, Cabinet CNG Avocat, et Sarah Jacquier, ministère de la Culture.
a – La première journée était consacrée à la qualité, l'effectivité, et l'utilité de la norme nationale et européenne. Les orateurs ont discuté sur la question de savoir s'il est toujours possible de garder des normes de qualité en suivant une logique de superposition de texte.
Maître Nguyen admet qu'il existe une contradiction entre un objectif quantitatif et la qualité de la norme. À titre d'exemple, nous citerons la directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique : les notions de fournisseurs ou de partage de contenus sont davantage des compromis d'ordre politique et ne font que s'ajouter à des textes préexistants, amenant à une superposition parfois contradictoire.
En revanche, Madame Sarah Jacquier pense que le but de la Commission européenne n'a jamais été quantitatif ; celui-ci vise à renforcer la création d'un marché intérieur et la création des nouveaux acteurs du numérique.
b – Les intervenants se sont ensuite interrogés sur le principe de subsidiarité.
Dans les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l'Union européenne, le principe de subsidiarité légitime l'intervention de l'Union si les objectifs d'une action ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux au niveau de l'Union, « en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée »(3).
Cependant, l'Union européenne a tendance à renverser le principe de subsidiarité(4). À ce titre, la nouvelle directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique de 2019 dans son considérant 83 laisse présumer la carence des États membres dans la réalisation de ses objectifs(5). La vocation subsidiaire de la compétence de l'Union européenne par rapport à celles des États membres, invoqué par l'Union européenne, respecte-t-il la compétence nationale ? L'usage de cette notion n'est-il pas abusif ?
Selon Madame Sarah Jacquier, la procédure d'adoption des textes européens est faite afin que l'Union européenne ne s'approprie pas plus de matières qu'elle ne le devrait. Sur ce point, le Professeur Von Lewinski précise que le Traité de Lisbonne oblige la Commission à envoyer aux parlements nationaux les propositions en cours et non encore adoptées afin de recueillir leurs opinions.
Toutefois, l'Union est censée avoir une compétence limitée, qui n'inclut pas en soi tout le régime de la propriété intellectuelle puisque ces traités n'en disposent pas. Le consentement des États membres à l'équilibre posé par le droit primaire n'est-il pas méconnu par le droit dérivé ?
Face à l'internationalisation, il semble nécessaire pour les intervenants que l'Union européenne aille plus loin dans cette optique de régulation de la propriété intellectuelle, même si elle ne semblait pas invitée au regard des textes à le faire en lieu et place des États.
En pratique, Maître Nguyen admet que compte tenu des exploitations transfrontières dont fait preuve la propriété intellectuelle, l'harmonisation a minima semble inévitable, et la solution de vouloir uniquement passer par les textes nationaux n'est plus viable.
c – La directive sur le droit d'auteur de 2019 se juxtapose à des normes françaises pour la plupart déjà existantes.
La directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique de 2019 consacre, à son article 15, un droit voisin de deux ans pour les éditeurs de presse s'agissant des publications en ligne, ersatz des dispositions protectrices préexistantes à leur profit en droit français dans le code de la propriété intellectuelle, notamment par la cession, systématique en pratique, que l'auteur peut faire de ses droits à leur profit.
La multiplication des normes européennes et leurs superpositions aux normes nationales n'ont-elles pas pour effet de diminuer l'efficacité de ces dernières et d'entraîner une certaine insécurité juridique ?
Selon nos orateurs, l'objet de cette directive, outre son problème de juxtaposition, est avant tout un principe de reconnaissance de droits. Il est regrettable d'avoir une superposition de textes européens et nationaux. Toutefois, Maître Nguyen affirme qu'il n'y a pas de véritable incidence en pratique.
d – André Decocq notait que le droit alors communautaire était composé de « notions incertaines se prêtant à des interprétations réversibles ».
Pour illustrer son propos, il est possible de citer l'exemple de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur la notion de communication au public qui, en France est définie comme une communication non autorisée par l'auteur, alors qu'elle répond d'un ensemble de critères imbriqués et parfois contradictoires dans la jurisprudence de la Cour de justice.
Madame Sarah Jacquier considère que la jurisprudence de la Cour de justice et l'adoption des textes de l'Union fonctionnent grâce au principe de « l'ambiguïté constructive ». Ce principe admet qu'une loi doit être, certes, claire et précise, mais que des priorités politiques peuvent changer en cours de négociation et qu'il est nécessaire d'introduire une certaine ambiguïté dans les définitions pour satisfaire un maximum d'acteurs. Cette ambiguïté est ensuite complétée par la jurisprudence.
Toutefois, « la qualité de la loi est le seul moyen d'éviter sa réécriture par le juge »(6). En ce sens, la prolifération de la jurisprudence de la Cour de justice, parfois contradictoire, pourrait être l'évidence du manque de qualité de la norme européenne. Selon nos intervenants, la prolifération de la jurisprudence de la Cour ne viendrait pas d'un manque de clarté de la norme européenne mais plutôt d'une habitude que prennent les avocats à vouloir épuiser toutes les voies de recours disponibles.
e – La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne transforme la législation en droit d'auteur français(7), en raison notamment de la non-conformité des décisions par rapport au droit national. Quelle marge de manœuvre reste-t-il au législateur et aux juges français ?
La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne est importante en pratique, avec des impacts en droit public et en droit privé. Toutefois, selon Maître Nguyen, il semble qu'au regard de l'ensemble des décisions rendues par la Cour ainsi que l'expérience de sa pratique, les juridictions nationales ont encore leur mot à dire.
Un autre sujet reste la qualité normative des considérants des directives en droit d'auteur et leur impact réel, notamment à l'aune de l'interprétation qui en est faite par la Cour de justice dans ses décisions. Le nombre de ces considérants est en croissance perpétuelle – la directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique de 2019 en compte 83 – et ils offrent des guides d'interprétation de nature considérable aux juges européens : faut-il s'en méfier ?
En pratique, le considérant est traité comme un article en lui-même. Les considérants ont une place importante au sein des Directives de l'Union européenne pour comprendre le contexte politique et technique du texte. Il est néanmoins nécessaire de revenir à l'essentiel : l'article.
Synthèse du Professeur Pierre-Yves Gautier
Selon le Professeur Gautier, cette journée a permis d'évoquer des questions fondamentales relatives aux rapports entre la France et l'Union européenne : la place des juridictions et de l'autorité nationale.
Trois points sont à pointer au sein de cette discussion : la subsidiarité, l'ambiguïté constructive et l'importance des principes.
Il existe d'après le Professeur Gautier une certaine résignation de la part des États membres de l'Union européenne. Si les orateurs semblent admettre qu'il n'y a pas de choix de résistance possible, ce n'est pas ce que propose le Traité de Lisbonne, selon lequel il existe une procédure permettant de soumettre les textes européens aux parlements nationaux. En se résignant de façon automatique, la marge de souveraineté des États membres en est considérablement réduite, dans les domaines les plus variés. L'ambiguïté constructive est un instrument de négociation. En revanche un texte n'a d'utilité que par son application, par les juges et par les parties. Les vertus de la loi, c'est avoir un maximum de clarté : cette observation vaut à l'échelon national et européen. L'ambiguïté par intention est le contraire d'une loi. Dès lors que cette dernière s'installe, les juges nationaux se retrouvent à poser un certain nombre de questions préjudicielles, en faveur de la Cour de justice, disant le droit.
Faisons alors le pari que le pessimisme exprimé lors de cette première journée sera partiellement ou totalement démenti par les actions de l'Union européenne et de la Cour.
II - « Les métamorphoses des juridictions »
En présence de : Martin Huynh, Dassault Systèmes, Hélène Farge, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, ancienne présidente de l'Ordre, Laurence Lehmann, conseillère à la Cour d'appel de Paris, Camille Lignières, président de la 4e section 3e chambre près le Tribunal de grande instance de Paris, Elise Mellier, juge assesseur au sein de la 4e section, 3e chambre, près le tribunal de grande instance.
a - Selon Jean Carbonnier, le doute est ce qui permet de distinguer la juridiction de l'administration, afin d'éviter qu'elle ne revête son aspect mécanique. Mais aujourd'hui, sous l'influence des cours européennes et de la tendance à voir les juges se spécialiser, n'existe-t-il pas un risque que leur marge de manœuvre se rétrécisse et qu'ils cessent d'appliquer le raisonnement généraliste qu'ils ont appris ?
Selon Madame Lehmann, le jugement appelle le doute. L'influence des juridictions de l'Union européenne n'empêche pas le magistrat de douter, de réfléchir et d'appliquer correctement le droit. La spécialisation des magistrats n'est pas effective aujourd'hui et ces derniers sont avant tout généralistes. Madame Lignières considère à cet égard que l'influence des cours européennes a plutôt tendance à élargir le point de vue des magistrats grâce à une harmonisation progressive des droits nationaux.
D'après Maître Farge, la marge de manœuvre se rétrécit lorsque les cours européennes dictent le droit.
Les professionnels observent une tendance générale à la spécialisation face à l'exigence de cette dernière sur le marché du travail, bénéfique pour un poste spécialisé mais la polyvalence reste de rigueur, permettant d'avoir une approche large des dossiers.
b - La directive « Paquet Marques » entend imposer aux États membres la mise en place de procédures administratives d'opposition, d'annulation et de déchéance des marques auprès des offices spécialisés(8). Ces nouvelles procédures portent-elles atteinte à la compétence du juge judiciaire en matière de propriété intellectuelle ?
Monsieur Huyn fait observer une rapidité des procédures en matière de brevets et la place importante des offices spécialisés. Néanmoins, l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) ne peut s'occuper de dossiers complexes. Les magistrats ne sont pas favorables à cette réforme qui pose un cadre procédural strict, réduit le principe du contradictoire et déplace le contentieux au motif de l'aspect technique de la matière.
De plus, la rapidité des procédures en première instance peut entraîner des affaires complexes en appel.
c – Sous l'influence des juridictions européennes, des changements apparaissent dans les décisions rendues par les juges français : les motivations sont de plus en plus étoffées, les visas des codes sont remplacés par des visas de précédent, …
D'après Maître Farge, cette comparaison avec d'autres juridictions a amené le Conseil d'État et la Cour de cassation à repenser la rédaction de leurs décisions afin que les décisions françaises soient cohérentes et compréhensibles par les autres États de l'Union européenne, mais surtout accessibles pour tous les justiciables.
Les magistrats considèrent que cela ne change pas la manière de juger : il s'agit plutôt d'un changement de présentation. Selon Madame Elise Mellier, les écritures des avocats obligent également les juges à relever des précédents jurisprudentiels dans un but de clarté et de pédagogie des décisions.
d - Par rapport au contrôle de proportionnalité, une partie de la doctrine estime que l'équilibre entre liberté d'expression et droit d'auteur était prévu par le législateur grâce à certaines limites internes à la matière, comme les exceptions au monopole. Cette vision n'est pas partagée par l'Union européenne et la CEDH, qui incitent les juges à repenser les méthodes de raisonnement en remplaçant par exemple le syllogisme par le contrôle de proportionnalité. Le changement de méthode de raisonnement n'est-il pas une forme d'habillage permettant d'échapper à la condamnation tout en évitant de modifier notre système en profondeur ?
Selon Madame Camille Lignières, il est nécessaire de prendre en compte des avis antagonistes qui reflètent différents intérêts de la société.
Maître Farge admet que la proportionnalité ne doit pas être dévalorisée en ce qu'elle constitue un moyen de faire avancer le droit au profit de justiciables dans des affaires où il y a de nombreuses injustices. Est-ce qu'il y a une insécurité juridique ? Oui, il y a un risque. Toutefois, nous sommes en train de conceptualiser le contrôle de proportionnalité, qui n'est pas une évolution récente. De ce fait, il n'y aura plus d'insécurité à partir du moment où le tout sera bien encadré. Néanmoins, certaines décisions utilisant le contrôle de proportionnalité peuvent être effectivement choquantes.
Synthèse du Professeur Pierre-Yves Gautier
Selon le Professeur Gautier, l'Europe influe sur la manière de travailler des juristes et encore plus sur celle des magistrats. Même si le mécanisme de la balance des intérêts est propice, ce contrôle de proportionnalité est critiquable : il amène à considérer qu'il existe deux droits d'égale valeur, y compris celui du contrefacteur. Or, le pouvoir du juge et le raisonnement syllogistique peuvent parfaitement prospérer et nous pouvons donc nous demander si nous avons vraiment besoin de ces méthodes.
Le recours aux précédents est de plus en plus courant dans les décisions, ce qui entraîne une complexité et une longueur des arrêts.
Jean Foyer relevait l'importance de la sécurité juridique dans la lecture des normes et l'application de la loi. Il s'agit moins d'anticiper le rendu des décisions que d'avoir des textes clairs et concis. Le pari est donc de conserver la qualité de notre droit tout en entrant dans la modernité.
III - « Les métamorphoses de la souveraineté »
En présence de Bernard Beignier, professeur des universités, recteur de l'Académie d'Aix-Marseille, Jacques Foyer, professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas, Thierry Marembert, avocat, Cabinet Kiejman & Marembert, et Emmanuel Bourdoncle doctorant en droit international.
a - Les orateurs se sont d'abord interrogés sur les rapports entre le droit primaire de l'Union européenne, le droit dérivé et le droit national. La Cour de justice de l’Union européenne ne dépasserait-elle pas le rôle que lui attribue le droit institutionnel européen, notamment par son interprétation des directives ? Le droit dérivé de l'Union européenne a-t-il aujourd'hui pris le pas sur le droit primaire ?
Cette question nous a permis de donner un exemple jurisprudentiel concernant la définition même d'une œuvre en propriété intellectuelle et l'emprise de la Cour de justice sur le sujet. En interprétation de la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001, la Cour de justice est venue donner sa définition de l'œuvre, et notamment dans l'arrêt Infopaq au sujet d'une reproduction partielle. Ainsi, sur le fondement d'une disposition concernant la reproduction partielle, la Cour de justice va estimer que les conditions d'accès à la protection de droit commun sont réglées par la directive 2001/29/CE telle qu'elle l'interprète, élargissant une nouvelle fois le champ de compétence du droit dérivé.
Pour le Professeur Foyer, la question est double : le droit dérivé a-t-il véritablement pris le pas sur le droit primaire ? Si oui, est-ce une bonne chose ? Selon lui, nous assistons à une évolution inquiétante. L'État français semble moins souverain qu'auparavant par rapport aux autorités communautaires qui s'accaparent d'un certain nombre de compétences.
À l'inverse, Maître Marembert compare de manière imagée la place des autorités européennes et nationales à celle d'une coproduction cinématographique. La vraie question est celle de savoir si l'on devient spectateur ou coproducteur de notre droit. Dans le cinéma, la coproduction est souvent meilleure que la production solitaire. Le droit national et le droit dérivé créent une forme de coproduction, qu'il s'agit d'opérer au mieux dans la limite des traités.
Pour le Professeur Beignier, cette comparaison est juste ; le problème est de trouver l'équilibre des pouvoirs. Lorsqu'un juge français applique directement un traité à une affaire pendante, selon lui, il y a un dysfonctionnement interne et un problème institutionnel, en ce que nous nous laissons imposer des choses en tant que coproducteur.
Pour Monsieur Emmanuel Bourdoncle, la France serait toujours autant souveraine du fait de sa participation à l'Union européenne. De plus, l'exemple du Brexit avec le Royaume-Uni montre que les États membres restent bien maîtres de leurs décisions et notamment sur le fait de sortir de l'Union. L'augmentation du droit dérivé européen ne découle pas forcément de la construction européenne. Celui-ci est davantage dû au développement de la réglementation et à un excès de normes.
b - Devons-nous considérer que le juge national a donc une forme de responsabilité dans le fait de transmettre une question préjudicielle ? Dans certaines circonstances, devrait-il s'abstenir de poser une question préjudicielle pour ne pas se lier volontairement aux solutions dégagées par la Cour de justice ? De même, les avocats ont-ils un rôle à jouer en ce sens ?
Selon le Professeur Beignier, on ne peut pas reprocher à un avocat d'utiliser les outils qu'on lui propose. Il s'agit ici d'une déficience des juridictions françaises, en particulier du pouvoir législatif, qui produit à tour de bras des textes et néglige profondément les directives. Ce défaut français n'est pas imputable à l'ordre juridique européen.
Pour Maître Marembert, la solution est simple : les avocats n'ont pas de rôle à jouer sur le sujet, et ce pour une raison simple : ceux-ci défendent des clients, et non des causes, à part quelques avocats militants. Un avocat ne peut pas renoncer à utiliser un argument intellectuellement mauvais selon lui, si le tribunal de grande instance, la Cour de cassation ou une autre juridiction considère que cet argument doit être utilisé. Ce serait violer le droit d'un client que de ne pas le faire.
c – Depuis une dizaine d'années, nous observons l'application par la Cour de justice de l’Union européenne d'une méthode juridique proche de celle utilisée dans les pays de Common Law. Nous pouvons ajouter également que la méthode dite de « balance des intérêts », en provenance des pays de Common Law, est fréquemment appliquée par la Cour de justice. Que restera-t-il de la méthode syllogistique, avec l'importation de la méthode de balance des intérêts ?
Pour le Professeur Foyer, le principe de la balance des intérêts, appliqués par les juridictions internes, pose un problème de taille : la compétence de la Cour de cassation est une compétence de droit et non de fait. Si on introduit la balance des intérêts où la proportionnalité est amenée à juger des faits à travers des questions de droit, il existerait bel et bien une contradiction face à nos institutions.
Pour Maître Marembert, le juge judiciaire est conduit, sans l'exprimer toutefois, à faire la balance des intérêts au quotidien. En effet, les lois sont conflictuelles et nécessitent de faire prévaloir un intérêt sur l'autre.
Synthèse du Professeur Pierre-Yves Gautier
Cette discussion s'est construite autour de deux points principaux : l'un sur les normes et l'autre sur la jurisprudence (en tant que source normative ou non).
Sur la question des normes, le problème vient de l'organisation institutionnelle. De plus en plus de textes de droit dérivé, tout spécialement en propriété intellectuelle, viennent s'emparer de domaines qui ne sont pas nécessairement de leur compétence, telle qu'elle est fixée dans les traités fondamentaux.
Le Professeur Foyer parlait à juste titre d'un « grignotage », à coup de considérant ou de nouvelles directives, intervenant en droit des marques, mais aussi en matière de droit d'auteur, donnant une nouvelle pyramide entre droit dérivé et droit primaire : le droit dérivé devient le droit suprême et les pays nationaux voient leur compétence amoindrie. L'emprise de l'Union européenne est de plus en plus incontestable.
De plus, les directives, parfois rédigées de façon évasives, laissent le rôle de l'interprétation à la Cour de justice de l'Union européenne. Or, plus on pose de questions préjudicielles, plus la Cour de justice donne le droit et enferme les États membres.
En conclusion, il faut agir et s'exercer. Mais comment ? La France doit exercer ses compétences et ses responsabilités vis-à-vis des citoyens. Le gouvernement et le Parlement, aux termes de la Constitution et des traités, doivent faire savoir à l'Union européenne, par les moyens légaux et institutionnels qui lui leurs sont donnés (et qu'ils n'exercent pas), qu'il leur arrive de dépasser leurs compétences.
Au fond, tout est une question de courage. Dans la société qui est la nôtre, le courage est aussi dans la vie quotidienne du juriste, qui se doit de redonner des couleurs au droit et à ses protagonistes : vive les juristes libres !