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Tribune


01/07/2014


Arrêt Google de la Cjue sur le “droit à l'oubli”… ou l'oubli du droit ?



 

IV. Conséquences prévisibles à court et moyen terme, de fond et procédurales 4.1. La portée paneuropéenne de cette décision La décision rendue par la Cjue le 13 mai 2014 s'impose d'abord à la juridiction espagnole, qui a introduit la question préjudicielle, ainsi qu'à toute juridiction d'appel et de renvoi qui sera tenue de trancher le même litige. Au-delà de ce litige individuel, le raisonnement suivi par la Cjue s'imposera également à toutes les juridictions nationales des États membres saisies d'une affaire impliquant une des dispositions communautaires interprétées par la Cjue. Le cas échéant, la Cjue n'est pas liée par ses décisions antérieures et pourrait décider de se prononcer différemment sur le même point de droit, si elle en était saisie par une juridiction nationale.
4.2. La priorité d'un droit individuel à l'oubli sur le droit à l'information du public Selon la Cour, le droit de désindexation s'exercerait directement auprès des moteurs de recherche, sans en informer ni interroger l'éditeur des services contenant des données personnelles et sans qu'une autorité judiciaire n'ait jugé que la publication de ces données serait illicite au regard du droit à l'information du public. La Cour a ainsi estimé que les articles 7 (vie privée) et 8 (protection des données personnelles) de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévalent « en principe, non seulement sur l'intérêt économique de l'exploitant du moteur de recherche, mais également sur l'intérêt de ce public à accéder à ladite information lors d'une recherche portant sur le nom de cette personne ».
4.3. Conséquences sur la séparation des pouvoirs exécutifs et judiciaires Le droit à la vie privée et le droit à l'information constituent traditionnellement des droits fondamentaux de valeur équivalente.
À travers la décision de la Cjue, le droit à l'information deviendrait une exception au droit à la vie privée, dont l'arbitrage devrait être confié à une société commerciale située hors de l'Union européenne et éditant un moteur de recherche, puis à une autorité administrative nationale en charge de la protection de la vie privée.
La décision de la Cjue établit non seulement un déséquilibre entre le droit à l'information et le droit à la vie privée, mais elle détériore également la séparation des pouvoirs entre les juridictions judiciaires et les autorités administratives. Qui pourrait croire un instant, en cas de refus d'un moteur de recherche de satisfaire une demande de désindexation, qu'un justiciable s'engagera demain dans une procédure judiciaire longue et coûteuse devant le juge judiciaire alors qu'il lui suffirait d'adresser gratuitement sa demande auprès de l'autorité administrative chargée de protéger sa vie privée et ses données personnelles ? En conséquence, un recours formé par un justiciable devant cette autorité administrative n'entraînera pas la saisine ni même l'information de l'éditeur des services contenant les données personnelles litigieuses.
4.4. Le droit de la communication et des éditeurs de services en ligne En France, les délits de presse, soumis à une durée de prescription de trois mois à compter de chaque publication d'une assertion litigieuse, relèvent de la loi du 29 juillet 1881. Cette durée est un point cardinal d'équilibre entre le droit à la liberté d'expression et le droit à la dignité, à l'honneur et à la considération.
Les tribunaux ont néanmoins pu ordonner à plusieurs reprises l'anonymisation d'un contenu dont l'obsolescence était manifestement préjudiciable aux personnes, lorsque leurs données publiées n'avaient plus de rapport avec le droit à l'information du public.
Courant 2013 et début 2014, la Cnil avait consulté les éditeurs de services en ligne réunis au sein du Geste sur le “droit à l'oubli”, découvrant ainsi que ces derniers avaient dégagé des lignes directrices leur permettant, au regard du droit de la communication et à la vie privée, d'adopter des critères communs et équilibrés d'appréciation des demandes.
En abordant les questions dont elle était saisie sur le terrain de la liberté d'expression, la Cjue aurait pu aboutir à un résultat équivalent pour le justiciable espagnol à l'origine de sa saisine, mais impliquant l'intervention de l'éditeur de presse espagnol (selon une procédure dite de « notice and take down ») et d'une autorité judiciaire en cas de litige persistant.
4.5. Vers une privatisation américaine du “droit à l'oubli” européen ? Outre la mise en ligne d'un formulaire pour recueillir ces demandes, Google Inc. a annoncé le 30 mai 2014 la création d'un comité consultatif mondial chargé de traiter de ces questions européennes et de rédiger un rapport sur la gestion des demandes.
« Tel est pris qui croyait prendre »… ou comment une contrainte réglementaire posée par la Cjue renforce le leadership de Google sur la régulation des services en ligne européens.
Google ne l'a pas fait exprès. La Cjue non plus.
4.6. Profiter de la réforme européenne en cours pour le droit à l'oubli de demain En l'état, le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles ne contient que quelques éléments parcellaires sur le “droit à l'oubli”. Ces éléments devront être refondus afin de répondre aux problématiques soulevées par la décision de la Cjue.
Des dérogations aux principes de protection des données personnelles sont justifiées depuis 1995 par le droit à la liberté d'expression et à l'information du public et pour les activités journalistiques, historiques, statistiques et scientifiques. Le droit à l'oubli est probablement l'un des plus anciens et des plus essentiels des droits de l'Homme dans la société de l'information du XXIe siècle. Le plus controversé aussi. « Depuis Jacques Fauvet2 en 1998, on n'a pas su mieux résumer ce que l'informatique change fondamentalement : “Avant l'informatique, l'oubli était inhérent à la mémoire humaine. Depuis l'informatique, l'oubli doit faire l'objet d'un choix social” »3.
1er juillet 2014 - Légipresse N°317
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