01/06/2004
Interrogations sur la responsabilité pénale des fournisseurs d'hébergement
Emmanuel DREYER
Professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1)
1. - Les nouvelles technologies procurent un grand confort aux bien-pensants : il est aisé de dénoncer le développement de la pédophilie, les logorrhées racistes ou antisémites ainsi que l'impact insupportable de la contrefaçon des uvres de l'esprit. Par ailleurs, avec la même facilité, on partage l'enthousiasme de l'informaticien qui surmonte chaque jour de nouveaux défis technologiques
Cette satisfaction tient lieu de raison au juriste.
Il en oublie le fond, les règles les plus élémentaires qu'il néglige de prendre en compte ou d'aller vérifier. L'autorité d'éminents personnages suffit à rendre légitimes des solutions qui ne sont, bien souvent, que le résultat de pressions économiques et industrielles. La doctrine ne joue pas son rôle. Ce constat n'est pas celui d'un donneur de leçon : le reproche s'adresse en priorité à l'auteur de ces lignes. Il lui appartenait de réagir plus rapidement à la tournure prise, depuis près de cinq ans, par la responsabilité pénale des intermédiaires techniques ! Cette tribune vient sans doute trop tard : elle est rédigée alors que le Sénat a adopté, le 13 mai 2004, le projet définitif de loi pour la confiance dans l'économie numérique qui vient d'être déféré au Conseil constitutionnel
2. - Les termes du débat sont connus. Très tôt, devançant la directive du 8 juin 2000 dite commerce électronique (1), le législateur français voulut combattre la jurisprudence naissante en posant un principe d'irresponsabilité des fournisseurs d'hébergement, sauf exceptions (2). Le projet, qui devint loi le 1er août 2000, introduisit dans la charte de l'audiovisuel un principe selon lequel ces prestataires « ne sont pénalement ou civilement responsables du fait du contenu » des services qu'ils hébergent « que si » ils n'ont pas agi promptement pour les rendre inaccessibles après avoir été saisis par l'autorité judiciaire ou sur réquisition individuelle. Rien ne justifiait de lier ainsi la responsabilité pénale à la responsabilité civile. À notre connaissance, aucun hébergeur n'a jamais été condamné pénalement à raison de sa seule activité de stockage. L'exigence d'un dol général, dans la majeure partie des infractions commises sur Internet, suffisait à dissuader toute poursuite sur le fondement du droit commun.
Le droit pénal ne menaçait donc pas le développement des réseaux. De surcroît, la directive précitée ne s'intéressait nullement à la responsabilité pénale. Elle ne s'intéressait qu'à la responsabilité civile. La Communauté européenne ne dispose d'ailleurs d'aucune compétence en matière pénale. Au mieux, la directive laissait la faculté aux États de prévoir une sanction pénale sans nullement l'imposer (considérant n° 54). Ils devaient apprécier son opportunité au regard de l'objectif à atteindre et des principes qui régissent leur droit national.
Or, en l'état, le mécanisme voulu par le législateur français est dénué de sens, ce que les sages de la rue de Montpensier n'ont pas compris. On sait qu'ils se sont opposés à l'entrée en vigueur d'une partie de l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986.
Mais ils l'ont fait pour de mauvaises raisons (3). Le mépris dans lequel le droit pénal est tenu leur fit commettre une erreur que l'on ne pardonnerait pas à un étudiant de deuxième année. En effet, ils auraient dû s'interroger sur la nature de la solution recherchée par le législateur.
En la condamnant partiellement au nom du principe de légalité, le Conseil constitutionnel a réagi comme si on lui déférait un texte d'incrimination. Or, il ne définissait pas une nouvelle infraction imputable au fournisseur d'hébergement. Pour qu'il y ait infraction, le texte d'incrimination ne doit pas seulement envisager un comportement déterminé: il doit, en plus, prévoir une sanction. Tel n'a jamais été le cas ici. En réalité, cet article 43-8 issu de la loi du 1er août 2000 ne pouvait avoir de sens qu'en matière civile. Il faisait implicitement référence aux articles 1382 et 1383 du code civil dont il réduisait le champ d'application à l'égard des hébergeurs. Une faute civile ne pouvait leur être imputée « que si »
Et tout le monde semble avoir ignoré qu'il n'existe pas, en matière pénale, de clausa generalis comparable à celle qui découle de ces deux articles. Il n'existe pas de principe de responsabilité pénale, comme il existe un principe de responsabilité civile. La responsabilité pénale ne s'apprécie qu'au regard d'un comportement déterminé, strictement défini et expressément sanctionné.
3. - Ce qui est grave, c'est que la même erreur est en passe d'être renouvelée dans la future loi sur la confiance dans l'économie numérique. Le législateur intervient à nouveau pour tirer les conséquences de la censure du Conseil constitutionnel. Puisqu'on lui a dit que le dispositif initial était trop vague, il entend préciser les conditions dans lesquelles l'hébergeur pourra se voir notifier une demande de suspension d'accès au service (art. 6- I, 5°). Mais cela ne change rien au fait que le texte est toujours sans objet. Faute de sanction pénale, l'héber-
geur qui ne réagit pas ne peut être déclaré auteur d'une infraction ! La situation est ubuesque.
Pour donner un sens à ce texte (là commence la mission de la doctrine), il faut se demander si le futur article 6-I 3°, qui ne peut être un texte d'incrimination, ne définirait pas un nouveau mode de participation à l'infraction commise par le responsable du service litigieux. À défaut de criminalité propre, ne peut-on pas lier pénalement le sort de l'hébergeur à celui du directeur de la publication devant répondre du contenu du service hébergé ? Mais le droit français ne connaît que deux modes de participation à une infraction : soit, on est auteur ; soit, on est complice. Ici, il semble impossible de déclarer l'hébergeur, qui n'aura pas réagi promptement, coauteur avec le fournisseur du contenu litigieux. En effet, chacun comprend aisément que leurs deux activités ne sont pas de même nature. En réalité, l'aide qu'apporte l'hébergeur, en fournissant les moyens de stockage qui permettent à l'éditeur de rendre accessible au public le contenu litigieux, évoque immanquablement la complicité de l'article 121-7 al. 1 c. pén. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas déclarer l'hébergeur complice du directeur de la publication lorsqu'il refuse d'empêcher l'accès à un service alors qu'il a été informé de son caractère délictueux, soit par une autorité judiciaire, soit par un particulier ayant respecté la procédure de notification ? Les esprits les plus éclairés semblent avoir envisagé cette qualification mais elle se heurte à une objection majeure. En effet, il n'y a complicité punissable que si l'acte d'aide ou d'assistance est antérieur ou concomitant à l'infraction (4). Or, bon nombre d'infractions commises sur Internet sont des infractions instantanées, constituées dès leur mise à disposition du public. Le moment où l'hébergeur peut se voir reprocher sa participation (lorsqu'il a été officiellement saisi) est donc postérieur à leur consommation dans la majeure partie des cas. Sa passivité permet tout au plus à l'infraction de continuer à produire ses effets déstabilisants, sans que celle-ci ne se renouvelle et qu'elle ne redevienne punissable. A priori, l'hébergeur ne peut donc voir sa responsabilité engagée en tant que complice.
4. - Néanmoins, il faut atténuer le caractère péremptoire de cette affirmation compte tenu de l'évolution du travail parlementaire depuis le dépôt du projet de loi. Les députés ont voulu en effet modifier les règles de prescription des infractions de presse commises sur Internet.
À cet égard, ils ont introduit un article 6-V al. 2 disposant que ce délai court « à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message ». Une telle modification mériterait bien des critiques que cette modeste tribune ne permet pas d'exprimer. Tout au plus, il faut se demander si la nature des infractions de presse n'est pas désormais modifiée : ne deviennent-elles pas des infractions continues lorsqu'elles sont commises sur Internet et donc définitivement consommées au seul moment où le contenu disparaît du service ? Au regard du problème qui nous occupe, on perçoit immédiatement l'intérêt de la question : la complicité deviendrait punissable puisque l'aide et l'assistance auraient été apportées en cours de réalisation de l'infraction ; elle serait nécessairement antérieure à sa consommation (5).
Sans le vouloir, les parlementaires auraient ainsi donné un sens à ce texte au regard des principes généraux de la responsabilité pénale ! La solution est astucieuse mais elle n'apparaît convaincante ni au regard du droit spécial, ni au regard du droit général. En effet, les modalités de prescription d'une infraction ne constituent qu'un indice de sa nature véritable.
À des fins répressives, jurisprudence et législateur peuvent retarder le point de départ du délai sans modifier la nature de l'infraction. Tel est sûrement le cas ici car l'infraction de presse est, par essence, une infraction instantanée. Le projet de loi le confirme, s'il en était besoin, en exigeant que chaque service soit placé sous la responsabilité éditoriale d'un directeur de publication (art. 6-III). N'est donc pas incriminé le fait de mettre un message à la disposition des internautes pendant toute sa durée mais la seule décision de rendre public ce message.
C'est à cet instant que l'infraction est consommée (6). Peu importe le report artificiel du point de départ du délai de prescription (7). Par ailleurs, reprocher à un complice la poursuite de l'aide qu'il a apportée initialement de bonne foi à l'auteur principal semble contraire à la solution retenue en matière de recel où l'on refuse de punir celui qui a accepté de recevoir, de bonne foi, des biens provenant d'un crime ou d'un délit et qui les conserve après avoir découvert leur origine illicite (8)
L'obstacle n'est peut-être pas insurmontable mais il est certain que la réflexion méritait d'être approfondie.
Il est regrettable que les bien-pensants, oscillant entre effroi et euphorie technologiques, ne se soient pas davantage interrogés sur la différence existant entre droit civil et droit pénal au regard du mécanisme de responsabilité qu'ils entendaient mettre en uvre.
1er juin 2004 - Légipresse N°212