01/03/1999
PIRATAGE, MUSIQUE ET COPIE NUMÉRIQUE : un mariage à risques
L'année 1998 restera probablement en France celle du début de l'explosion des technologies numériques auprès du grand public, tout au moins pour ce qui concerne les facultés qu'elles offrent pour copier la musique. Et partant, c'est une forme particulièrement inquiétante de piratage qui apparaît.
Hervé RONY
Directeur général de la SCAM
DES TECHNIQUES DE PLUS EN PLUS SOPHISTIQUÉES Un bref panorama des supports et des méthodes offertes est un préalable nécessaire à une bonne compréhension des enjeux et des solutions juridiques envisageables : En premier lieu, l'arrivée massive sur le marché des graveurs de CD fabriqués par Philips, les CDR, vendus aux alentours de 4 000 F, a brutalement offert au public un outil de qualité pour la copie qui relègue définitivement au cimetière les appareils enregistreurs de cassettes analogiques.
En second lieu, la norme de compression numérique MP3 a fait, depuis les États-Unis, son apparition sur Internet.
Cette norme, combattue en vain par l'association américaine des producteurs phonographiques, la RIAA, s'est imposée immédiatement (1). Elle permet de copier à ce jour gratuitement autant de titres musicaux qu'on souhaite et de les télécharger sur le disque dur de son ordinateur. Et, dès lors que la musique se trouve copiée ainsi sur le disque dur, plus rien ensuite ne s'oppose au gravage sur CD vierge.
En troisième lieu, la société américaine DIAMOND a mis en vente un baladeur, le RIO, qui permet, sur une puce intégrée à l'appareil, d'enregistrer deux heures de musique en numérique en le branchant sur Internet via son ordinateur.
Le développement de ce nouveau type de copie est d'autant plus fort que les supports vierges informatiques, sur lesquels du son peut être enregistré, sont eux-mêmes vendus à moins de 10 F l'unité.
Certains diront : et alors ? Après tout, depuis des dizaines d'années, la copie analogique existe. Elle est encadrée par les dispositions du code de la propriété intellectuelle qui identifie la copie privée pour en faire une exception au droit exclusif de reproduction des ayants droit et établit le principe d'une rémunération en faveur de ces derniers (2). Et cette copie analogique n'a pas porté atteinte sérieusement aux ventes des disques.
Certes, mais ce sont précisément les caractéristiques techniques du numérique qui interdisent de considérer que la copie numérique n'est que la continuité de la copie analogique, à l'instar du disque compact, successeur du disque vynile.
En effet, chacun convient que la copie numérique aboutit à obtenir un véritable clone de la musique enregistrée originale, non dégradable. Elle permet d'avoir ainsi à sa disposition un véritable substitut à l'original. Aujourd'hui, la copie numérique n'est plus privée. Elle est bel et bien le vecteur d'un marché pirate.
Or, dans un pays comme la France qui a su enrayer la piraterie traditionnelle des phonogrammes, il serait suicidaire de ne pas réagir face à ce nouveau phénomène.
Il convient donc de considérer, et tel est le sens de la mobilisation des ayants droit, que la copie numérique doit faire l'objet d'un traitement technique, économique et juridique radicalement différent de celui applicable jusqu'à présent à la copie analogique.
Nous retrouvons dans ce débat la lancinante question de l'adaptation tardive du droit aux nouvelles techniques.
UN CADRE COMMUNAUTAIRE ENCORE INCERTAIN Le traité de l'OMPI conclu à Genève en décembre 1996 a apporté une première réponse, notamment en reconnaissant l'existence d'un droit de distribution exclusif pour la vente en ligne par téléchargement (3).
Bruxelles est désormais chargée de transposer les dispositions de ce traité au niveau du droit communautaire dans le cadre de la directive sur les droits d'auteurs et les droits voisins dans la société de l'information (4). Ce n'est qu'ensuite que la loi française devrait être adaptée en conséquence.
En l'état actuel de l'examen du texte voté et au vu du rapport de M. Barzanti par le Parlement le 10 février 1999, le droit communautaire devrait s'orienter autour des principes suivants.
1. L'article 2 prévoit un droit exclusif de reproduction provisoire ou permanent très large, fondé sur les mêmes bases que celles déjà en vigueur dans les autres textes communautaires (directives bases de données et logiciels).
2. L'article 5.1 n'autorise une exception à ce droit que dans les cas de reproduction strictement nécessaires à l'usage autorisé de l'uvre ou du phonogramme.
3. Par l'article 5.2, les États membres ont néanmoins la faculté de prévoir des limi-
tations au droit de reproduction, notamment en cas de copie privée et à des fins non commerciales. Tel est le cas en l'état avec la loi de 1985 en France et tel est donc l'enjeu crucial des débats qui devront avoir lieu dans le cadre de l'intégration de la directive en droit interne.
On observera à ce propos la singularité de la réglementation de la copie privée sonore, puisque la directive base de données et la directive relative aux logiciels excluent la copie privée.
4. L'article 5.4 prévoit que les mesures techniques de protection des uvres dans l'environnement numérique ne peuvent pas être remises en cause par des exceptions pour copie privée. Autrement dit, aucune exception ne peut avoir pour effet de déplomber un dispositif technique destiné à protéger les ayants droit.
5. Les articles 6.1, 6.2 et 6.3 rendent illégaux tous les appareils qui pourraient permettre de contourner les dispositifs techniques de protection.
Le Parlement de Strasbourg, sous l'influence du rapporteur Barzanti, a ainsi apporté au projet de directive des amendements favorables à la protection des ayants droit. Il est encore trop tôt, cependant, pour affirmer que la version finale du texte que la Commission arrêtera, reprendra en totalité le projet tel que modifié par les députés européens.
Il apparaît, en particulier, peu probable que la copie privée soit totalement prohibée.
L'ADAPTATION DU DROIT FRANÇAIS En France, le ministère de la Culture, en butte aux titulaires de droit, a pris conscience plutôt tardivement des dangers que représenterait une protection insuffisante contre la copie numérique.
Tout en défendant fort utilement une liste limitative des exceptions pour copie privée et en reconnaissant le bien-fondé d'un droit exclusif d'autoriser ou d'interdire le plus large possible, Mme Trautmann a officiellement annoncé que, de façon transitoire, un mécanisme de rémunération forfaitaire devrait être instauré.
Elle justifie cette politique par le fait que les systèmes de protection techniques anti-copies ne sont pas encore au point. Ce qui, par conséquent, rend vain, de facto, l'effectivité du droit exclusif : comment interdire ce que la technique rend de toute façon possible, sauf à placer un policier derrière chaque ordinateur ou à interdire, ce qui n'est pas envisagé en l'état, la vente grand public de graveurs de CD ? Les titulaires de droit accueillent cette proposition comme étant un moindre mal. Ils s'inquiètent en particulier de la période de transition. À ce jour, le ministère de la Culture n'a, par exemple, pas précisé si la future loi fixerait une date butoir. Ils attendent la concertation promise, qu'il s'agisse d' états généraux du disque ou de celle qu'a promise M. Jospin dans le cadre, encore flou, d'un Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique.
Il n'en reste pas moins vrai que le Gouvernement français soulève deux problèmes complémentaires à celui de la protection juridique : la pertinence de mesures techniques d'une part, le niveau de la rémunération d'autre part.
Les mesures de protection anti-copies relèvent d'une nécessaire concertation entre industriels et ayants droit. Tel est le sens notamment de la mise en place d'une plate-forme de discussions, la SDMI, annoncée aux États-Unis le 15 décembre 1998 (5). Cette instance internationale a pour vocation de réunir les maisons de disques, les autres ayants droit et les sociétés impliquées dans le développement des nouvelles technologies.
Elle entend, d'ici à fin 1999, être en mesure de proposer notamment un standard de téléchargement de la musique.
Mais il s'agit là de régler les questions techniques de mise à disposition de la musique en ligne, voire aussi de communication au public dans le cas de diffusion de musique en continu via Internet (6).
Cependant, il faut aussi régler le problème de la musique hors ligne tel que le soulèvent les capacités des graveurs de CD et des supports vierges. Or, rien aujourd'hui n'est prévu pour rendre par exemple dégradable la copie sur support vierge, limiter à une copie la reproduction ou encore même l'interdire. Il faudrait donc aussi que la SDMI agisse pour établir un mécanisme anti-copie sur les appareils enregistreurs.
Quelle solution est envisageable dans ces conditions ? Nul ne le sait avec certitude aujourd'hui. Mais, dans la mesure où il paraît douteux que la vente de ces matériels soit interdite, une des seules solutions possibles, au-delà d'une stricte limitation des exceptions pour copie privée et d'un droit exclusif le plus étendu possible pour enrayer le phénomène de la copie privée, est d'instaurer un droit à rémunération suffisamment élevé pour que le prix de détail des supports vierges soit le plus dissuasif possible. C'est l'enjeu des semaines et mois à venir. La tâche en revient, en France notamment, à la Société de perception de la rémunération pour la copie privée (SORECOP), société de gestion réunissant l'ensemble des ayants droit pouvant prétendre à une rémunération pour copie privée sonore.
La tâche s'annonce délicate : le nombre des ayants droit et le fait que, pour la première fois, il ne s'agit pas de définir simplement un dédommagement, vont compliquer la détermination d'un tarif.
Enfin, la nécessité d'une application stricte des textes répressifs (7) s'impose.
À ce jour, les condamnations prononcées pour reproduction illicite concernent des contrefaçons traditionnelles obtenues à partir de pressages de type industriel. La question se pose désormais aux ayants droit de déposer des plaintes contre des jeunes qui revendent les CD qu'ils ont gravés. C'est à l'évidence délicat, mais il est nécessaire qu'une jurisprudence voie le jour.
Cet aperçu des enjeux du débat démontre que le sujet n'est pas épuisé et qu'il faudra y revenir. Espérons que la vitesse d'évolution des techniques ne rendra pas trop vite dérisoires de nouvelles règles juridiques, appelées à être dépassées au moment même où elles seraient adoptées
1er mars 1999 - Légipresse N°159