POUR LA SIXIÈME FOIS (1), la France est, par l'arrêt ci-dessus reproduit, condamnée, par la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH), pour des restrictions à la liberté d'expression fondées sur des dispositions législatives jugées par ladite Cour, dans l'interprétation qui en fut faite, en l'espèce tout au moins par les juridictions nationales, non-conformes à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH) (2).La ...
Cour européenne des droits de l'homme, 2e sect., 18 mai 2004, Société Plon c/ France
Emmanuel Derieux
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
(2) Les cinq précédentes décisions rendues, en la matière, à l'encontre de la France, considérantqu'elle était coupable de violations de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits del'homme, ont été les arrêts : du 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni (in Derieux, E., Droit dela communication. Droit européen et international. Recueil de textes, Victoires Éditions, 2000,pp. 187-194) ; 21 janvier 1999, Fressoz et Roire ( Légipresse, n° 160.III.41-45 et inDerieux, E.,Droit de la communication. Droit européen et international. Recueil de textes, Victoires Éditions,2000, pp. 195-201) ; 3 octobre 2000, du Roy et Malaurie ( Légipresse, n° 177.III.195, note M.-N.Louvet); 17 juillet 2001, Ekin ( Légipresse, n° 185.III.169-176, note E. Derieux et Petites affiches,22 février 2002, pp. 12-20, note L. Pech); 25 juin 2002, Colombani ( Légipresse, n° 195.III.159,note H. Leclerc). Entre temps, a cependant été rendu au moins un arrêt (du 30 mars 2004, RadioFrance c/ France) par lequel la Cour européenne n'a pas retenu le fait de violation de l'article 10
(3) « Article 10-1.- Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la libertéd'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'ilpuisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière [ ]2.- L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certainesformalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesuresnécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à lasûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé oude la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgationd'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.»
(4) La présente espèce a notamment été l'occasion, pour la Cour de cassation, d'énoncer que « ledroit d'agir pour le respect de la vie privée s'éteint au décès de la personne concernée, seule titulairede ce droit» (Cour de cassation, 1re ch. civ., 14 décembre 1999, Petites affiches, 22 mai 2000,pp. 8 secondes, note S. Prieur, « L'inexistence du droit posthume au respect de la vie privée »).
(5) Sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en matière de liberté d'expression,voir notamment : Auvret, P., « Le journalisme d'investigation selon la Convention européennedes droits de l'homme », Légipresse, n° 140.II.33-39 ; Cohen-Jonathan, G., « La libertéd'expression dans la Convention européenne des droits de l'homme », Légipresse, n° 108.V.1-10 et n° 110.VI.13-22 ; Cohen-Jonathan, G. et Dreyer, E., « Recel de violation de secret professionnelet garantie de la liberté d'information (à propos de l'arrêt du 21 janvier 1999) »,Légipresse, n° 160.II.33-40 ; Derieux, E., « Les principes du droit de la communication en droiteuropéen et international », Légipresse, n° 172.II.63-70 ; Derieux, E., « Liberté d'expression etresponsabilité des médias en droit européen et international », Droit européen et internationaldes médias, LGDJ, 2003, pp. 187-205 ; Derieux, E., Droit de la communication. Droit européenet international. Recueil de textes, Victoires Éditions ; Leclerc, H., « Les principes de la libertéd'expression et la Cour européenne des droits de l'homme », Légipresse, n° 167.II.145-150.
(6) De l'ensemble de sa jurisprudence passée, on n'aurait pourtant pas été pleinement surprisqu'elle aboutisse ici à la conclusion inverse !
(7) Dont, à la différence de la rédaction plus que laconique des arrêts de la Cour de cassation,on appréciera, de façon tout à fait positive, le caractère très précis et détaillé des arrêts quantau rappel des faits et des différentes étapes de la procédure devant les juridictions nationales.
(8) TGI Paris, référé, 18 janvier 1996, D. Mitterrand et autres c/ Cl. Gubler et autres, Légipresse,n° 123.III.15 et JCP1996.II.22589, note E. Derieux.
(9) À l'exclusion de toute référence au « rang» ou à la « naissance» dont on doute qu'ils puissentou doivent avoir, en droit, quelque signification et effet dans une société comme la nôtre !
(10) L'article 809 du code de procédure civile pose que « le président peut toujours, même enprésence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou deremise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesserun trouble manifestement illicite».
(11) Cette période de deuil sera également prise en compte dans l'affaire de la publication de laphotographie du corps du préfet Erignac, après qu'il eut été assassiné. Dans son arrêt du 24 février1998, la cour d'appel de Paris, saisie de l'ordonnance de référé rendue par le TGI de Paris, le12 février 1998, estime que « la publication de cette photographie, au cours de la période de deuildes proches parents de Claude Erignac, constitue, dès lors qu'elle n'a pas reçu l'assentiment deceux-ci, une profonde atteinte à leurs sentiments d'affliction, partant à l'intimité de leur vie privée»(Cour d'appel de Paris, 24 février 1998, VSD et autres c/ Erignac, Légipresse, n° 152.III.86-88).
(12) En bien d'autres circonstances ou affaires, le juge des référés saisi estime que l'interdiction dediffusion de la publication n'a plus d'utilité et ne se justifie donc plus puisque nombre de ses exemplairesont déjà été distribués mais, avant toute diffusion, il refuse généralement de prononcerquelque mesure d'interdiction que ce soit, considérant qu'un tel contrôle préalable, instituant unesorte de censure, serait par trop contraire au principe fondamental de liberté d'expression!
(13) Cour d'appel de Paris, 1re ch., sect. A, 13 mars 1996, Éditions Plon et Gubler c/ Mitterrandet autres, Légipresse, n° 130.III.34-42, note E. Derieux et JCP1996.II.22632, note E. Derieux.
(14) Cour de cassation, 16 juillet 1997, Éditions Plon et Gubler, Légipresse, n° 146.III.137-139,concl. Mme Le Foyer de Costil.
(15) Selon une analyse en trois temps: 1. l'ingérence était-elle prévue par la loi; 2. l'ingérence répondait-elle à un but légitime; 3. l'ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique? Voirnotamment inDerieux, E., Droit européen et international des médias, LGDJ, 2003, pp. 193-197.
(16) Cour d'appel de Paris, 1re ch., sect. A, 13 mars 1996, Éditions Plon et Gubler c/ Mitterrandet autres, Légipresse, n° 130.III.34-42, note E. Derieux.
(17) TGI Paris, 23 octobre 1996, D. Mitterrand et autres c/ Gubler et autres, Légipresse,n° 138.III.3-6 et JCP1997.II.22844, note E. Derieux.
(18) Cour d'appel de Paris, 27 mai 1997, Éditions Plon et autres c/ D. Mitterrand et autres,Légipresse, n° 143.III.100-103, note E. Derieux et JCP 1997.II.22894, note E. Derieux ; Petitesaffiches, 9 juillet 1997, note E. Derieux et F. Gras; Petites affiches, 22 mai 2000, p. 8, note S. Prieur.
(19) Cour de cassation, 1re ch. civ., 14 décembre 1999, O. Orban et autres, Légipresse,n° 169.III.27-28, note E. D.
(20) Au regard du principe, essentiel en démocratie, de séparation des pouvoirs et d'indépendancedu pouvoir judiciaire par rapport à l'exécutif, on regrettera que la défense, devant la Coureuropéenne des droits de l'homme, des décisions prises par les juridictions nationales soit assuréepar le gouvernement (en l'espèce un agent du ministère des Affaires étrangères). Il seraitassurément préférable que cela soit fait par un magistrat, représentant de l'autorité judiciaire
(21) Et le justifierait-il même, aujourd'hui, à froid ou longtemps après ?
(22) Sur le référé en la matière, voir notamment: Agostini, E., Le cp 1997.I.14053; Kayser, P., « Lespouvoirs du juge des référés civil à l'égard de la liberté de communication et d'expression », Dalloz,1989.chron. 11; Lindon, R., « Le juge des référés et la presse », Dalloz1985.chron. 61; Louvet,M.-N., « La pratique du référé en droit de la presse. Revue de jurisprudence », Légipresse,n° 116.II.85-96; Louvet, M.-N., « Le référé en droit de la presse », Légipresse, n° 147.II.145-148;Massis, Th., « Le juge des référés et la liberté d'expression », Légipresse, n° 84.II.67-72; Massis,Th., « Le secret du Président et le juge des référés », Dalloz1997.chron. 291-296.22. SelonO. Orban, PDG de Plon, « c'est une bataille symbolique pour la liberté d'expression. Il s'agissaitd'un enjeu démocratique, autour du droit de dire la vérité. La Cour a dit qu'on avait ce droit et queles sanctions étaient disproportionnées. Je souhaite publier ce livre avec une préface et des extraits,mais je ne sais pas encore si je peux le faire.» Tandis que Maître J.-Cl. Zylberstein, avocat de Plon,déclare: « nous devons vérifier que la réédition du livre ne soit pas susceptible de relancer de nouvellesprocédures judiciaires pouvant entraîner des dommages et intérêts importants, car la Coureuropéenne est restée discrète sur cette question» ( Le Monde, 20 mai 2004, p. 13).
(24) Du fait même de l'engagement d'une telle procédure de référé et de la menace d'interdictionde la vente du livre, les 40000 exemplaires du premier tirage ont été immédiatement et intégralementvendus, avant même que ne soit rendue l'ordonnance de référé! Pour éviter un tel effet promotionneld'une publication dont certains voudraient empêcher la commercialisation, faudrait-il interdirela diffusion de toute information relative à une procédure de référé avant que le juge saisi aitstatué? Mais la Cour européenne validerait-elle une telle restriction générale à la liberté d'informationalors que, dans son arrêt du 3 octobre 2000 (Cour européenne des droits de l'homme, 3 octobre2000, du Roy et Malaurie c/ France, Légipresse, n° 177.III.195, note M.-N. Louvet), elle a considérécomme constituant une violation de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits del'homme l'application qui avait été faite des dispositions, alors en vigueur, de l'article 2 de la loi du2 juillet 1931 qui interdisait « de publier, avant décision judiciaire, toute information relative à desconstitutions de partie civile» (abrogé, pour se conformer à l'arrêt de la Cour européenne, par l'article53 de la loi du 9 mars 2004, dite Perben 2, Légipresse, n° 210.IV.23-28, note E. Derieux).