L'arrêt Reporters sans Frontières du 13 février 2024, qui a suscité beaucoup de réactions, a été l'occasion pour le Conseil d'État de préciser ce que sous-tend l'obligation de « pluralisme interne » posé en matière audiovisuelle par la loi du 30 septembre 1986. Les éditeurs doivent non seulement respecter une distribution équitable des temps de parole mais aussi donner une place à la diversité des courants de pensée et d'opinion dans l'ensemble de leur programmation. Contrairement au pluralisme externe, le pluralisme interne affecte nécessairement la liberté des services audiovisuels. Cette conséquence tient à la finalité même du pluralisme.
L'idée soutenue ici est la suivante : les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) à caractère national non seulement peuvent mais doivent être soumises au pluralisme interne ; en revanche, l'application du principe à tous les éditeurs audiovisuels est contestable.
Le 13 février 2024, à l'occasion d'un recours exercé par Reporters sans frontières contre une décision par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) a rejeté sa demande tendant à mettre en demeure la chaîne CNews de respecter ses obligations en matière, notamment, de pluralisme de l'information, le Conseil d'État a précisé ce qu'impliquait le « pluralisme interne » posé en matière audiovisuelle par la loi du 30 septembre ...
Camille Broyelle
Professeur de droit public à l'Université Paris II, Panthéon-Assas
26 juillet 2024 - Légipresse N°427
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(1) CE 13 févr. 2024, n° 463162, Reporters sans frontières, Légipresse 2024. 76 et les obs. ; ibid. 160, comm. G. Lécuyer ; Lebon avec les concl. ; AJDA 2024. 295 ; ibid. 500 ; ibid. 722 ; ibid. 500, note D. Casas, chron. A. Goin et L. Cadin ; D. 2024. 581, et les obs., note B. Quiriny ; ibid. 473, édito. D. Guével ; JA 2024, n° 695, p. 11, obs. X. Delpech ; RFDA 2024. 338, concl. F. Roussel ; ibid. 348, note E. Derieux ; ibid. 354, note P. Delvolvé.
(2) D. Tambini, Media Freedom, Polity, 2021.
(3) Que l'on songe, par exemple, aux garanties particulières accordées aux journalistes, ou encore, de façon plus structurelle, à celles destinées à protéger l'indépendance de la rédaction énoncées par le règl. UE sur la liberté des médias (Media Freedom Act – MFA) adopté le 20 mars 2024 (art. 6, § 3).
(4) En dehors des contraintes liées au pluralisme, qui sont l'objet de cette étude, les services audiovisuels sont assujettis à une série d'obligations, appelées parfois « sociétales » : prévoir des programmes « portant spécifiquement sur la problématique de l'égalité femmes-hommes » (délib. n° 2015-2 du 4 févr. 2015), représentant la diversité « dans son acception la plus large » (recomm. 10 nov. 2009), ou encore « promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République », obligation que l'on trouve inscrite dans les conventions des éditeurs hertziens.
(5) Abrams v. United States, 259 US. 616 (1919).
(6) United States v. Alvarez, 567 US. 709 (2012).
(7) Dans le MFA, le pluralisme interne n'est prévu que pour les médias du service public. Concernant les opérateurs du secteur privé, seul le pluralisme externe est envisagé, qui devrait résulter du fonctionnement du marché. Certains passages du considérant du MFÀ l'expriment très bien : « Compte tenu du rôle unique que jouent les services de médias, la protection de la liberté et du pluralisme des médias en tant que deux des principaux piliers de la démocratie et de l'État de droit constituent une caractéristique essentielle du bon fonctionnement du marché intérieur des services de médias » (§ 2) ; ou encore : « Le pluralisme des médias devrait s'entendre comme la possibilité d'avoir accès à un large éventail de services de médias et de contenus médiatiques reflétant la diversité des opinions, des voix et des analyses » (§ 64).
(8) Par ex., CEDH 7 juin 2012, n° 38433/09, Centro Europa 7 SRL et Di Stefano, § 130.
(9) Cons. const. 27 juill. 1982, n° 82-141 DC ; c'est au sujet du pluralisme que fut initiée la catégorie des objectifs de valeur constitutionnelle, P. de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, Cah. Conseil const. 2006, n° 20 ; La Constitution et l'audiovisuel, Nouv. Cah. Cons. const. 2012, n° 36.
(10) Sans employer le terme d'effectivité, tout en l'imposant, v. Cons. const. 11 oct. 1984, n° 84-181 DC ; Cons. const. 29 juill. 1986, n° 86-210 DC ; sur ce point, P. de Montalivet, Droit constitutionnel de la communication, J.-Cl. Adm., fasc. 1465, § 43.
(11) Y. Benkler, R. Faris et H. Roberts, Network Propaganda, Oxford University Press, 2018.
(12) Loi Bichet du 2 avr. 1947, mod. par la loi du 18 oct. 2019.
(13) L'art. 1er de la loi du 30 sept. 1986 l'énonce très clairement : « La communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise […] par le respect […] du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion. »
(14) Sur ce point, P. Auriel et C. Girard, Le pluralisme des médias, condition de la liberté d'expression ?, Revue des droits et des libertés fondamentaux 2020. Chron. 86.
(18) La diversité des éditeurs n'implique pas nécessairement des contenus différents. Le Conseil constitutionnel a envisagé cette hypothèse : « Les mêmes obligations [assurer un pluralisme interne] devront être prescrites [par le régulateur] dans le cas où l'existence de plusieurs fréquences, bien que relevant d'opérateurs différents, ne suffirait pas à garantir le pluralisme ; toute autre interprétation qui conduirait à conférer [au régulateur] un pouvoir discrétionnaire […] serait contraire à la Constitution » (Cons. const. 18 sept. 1986, préc., consid. 22).
(19) Conseil d’administration de l'ORTF, dir. du 12 nov. 1969, promouvant « l’équilibre entre les représentants des pouvoirs publics, ceux qui les approuvent et ceux qui les critiquent ».
(20) Loi du 29 juill. 1982, art. 5 et 14.
(21) Loi n° 2020-719 du 1er août 2000.
(22) B. Barraud, Audiovisuel et pluralisme politique. De quelques pérégrinations du CSA entre réalisme et idéalisme, Pouvoirs 2012, n° 3, p. 119. Sa mise en œuvre ne fut cependant pas remise en cause par le Conseil d'État qui, implicitement, admit sa légalité, CE 20 mai 1985, n° 64146, Lebon.
(23) CSA 8 févr. 2000, délib. relative aux modalités d'évaluation du respect du pluralisme politique dans les médias audiovisuels.
(24) S. Regourd, Droit de la communication audiovisuelle, 1re éd., PUF, 2001, p. 215.
(25) Cette prise en compte fut ajoutée à la règle des trois tiers aménagée par la délibération du 8 févr. 2000 ; elle intervint à la suite d'une décision du Conseil d'État lui reprochant de ne pas être suffisamment inclusive, CE 7 juill. 1999, n° 198357, Front national, Lebon.
(26) CSA, délib. 8 févr. 2000, mod. par la délib. 13 juin 2006.
(27) CE, ass., 8 avr. 2009, n° 311136, Hollande, Mathus, Lebon avec les concl. ; AJDA 2009. 677 ; ibid. 1096, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; D. 2009. 1145 ; RFDA 2009. 351, concl. C. de Salins ; ibid. 580, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud ; Constitutions 2010. 119, obs. J. Bougrab ; cette jurisprudence est intégrée par CSA 21 juill. 2009, n° 2009-60.
(29) Un tel comptage a été admis par CE 28 sept. 2022, n° 452212, concl. Roussel, Légipresse 2022. 591 et les obs.
(30) Annoncé, semble-t-il, par un simple communiqué de presse du 8 sept. 2021, publié sur le site de l'ARCOM.
(31) Depuis sa mise en œuvre, le Conseil d'État a déjà été saisi de plusieurs recours exercés par les intéressés contestant l'étiquette que le régulateur leur avait adossée, par ex., CE, réf., 1er déc. 2023, n° 489781, Légipresse 2023. 653 et les obs. ; CE, réf., 20 déc. 2023, n° 490110, inédit ; CE, réf., 22 déc. 2023, n° 490109, Légipresse 2024. 9 et les obs. ; CE, réf., 26 janv. 2024, n° 490960, inédit.
(32) Certaines décisions antérieures avaient déjà pris soin de réserver la liberté éditoriale, CE 29 nov. 2022, n° 452762, Sté Diversité TV, Légipresse 2022. 655 et les obs. ; CE 4 août 2023, n° 465757, Sté SESI (CNews), inédit.
(33) ARCOM 16 nov. 2022, n° 2022-704, mise en demeure contre C8.
(34) ARCOM 9 févr. 2023, n° 2023-63, sanction contre C8.
(35) ARCOM 10 mai 2022, n° 2022-288, mise en demeure contre CNews.
(36) ARCOM 27 juin 2024, n° 2024-582, mise en demeure contre Europe 1.
(37) CSA 18 avr. 2018, n° 2018-11, relative à l'honnêteté et à l'indépendance de l'information et des programmes qui y concourent.
(38) CSA 18 avr. 2018, préc., art. 1er.
(39) CE 22 nov. 2019, n° 422790, RT France (Sté), Légipresse 2019. 660 et les obs. ; Lebon ; ibid. 2020. 568, étude E. Derieux et F. Gras ; AJDA 2020. 1095.
(40) CE 29 nov. 2022, n° 452762, préc.
(41) CE 21 déc. 2023, n° 470565, Lebon.
(42) Mise en garde pour absence de contradiction de l'éditeur de Radio Sud, le 2 févr. 2024, en ligne sur le site de l'ARCOM.
(43) « Intervention » du régulateur, pour absence de contradiction, concernant la chaîne CNews, le 30 mars 2024, publiée sur le site du régulateur.
(44) ARCOM 17 janv. 2024, n° 2024-43, sanction contre CNews pour son traitement univoque.
(45) G. Lécuyer, Après la décision Reporters sans frontières, la liberté éditoriale des médias en danger, Légipresse 2024. 160 : le régulateur britannique, l'OFCOM, recourt à une même notion de « questions prêtant à controverse », énoncée dans le Broadcasting Code. Pour une sanction prononcée à ce titre à l'encontre de la chaîne de télévision GB News, v. la décision longuement motivée de l'OFCOM du 7 juill. 2023, publiée dans le bulletin de l'OFCOM, n° 488, 18 déc. 2023, accessible sur le site du régulateur.
(46) F. Roussel, concl. ss CE 21 déc. 2023, n° 470565, préc.
(47) Le droit allemand parle, lui, de « position dominante sur l'opinion publique » ; v. M. Cappello (dir.), Pluralisme des médias et enjeux de la concurrence, IRIS spécial, Observatoire européen de l'audiovisuel, Conseil de l’Europe, 2021, p. 61.
(48) ARCOM, Rapport annuel 2022, p. 56
(49) Ibid., p. 26.
(50) Ibid., p. 26
(51) Si le choix entre pluralisme externe et interne relève de la marge d'appréciation des États, la CEDH s'assure cependant que la restriction apportée à la liberté éditoriale des services audiovisuels est justifiée et proportionnée ; v., en particulier, CEDH, gr. ch., 5 avr. 2022, n° 28470/12, préc.
(52) Les éditeurs de radio et de télévision sont tous liés au régulateur par une convention, qu'ils utilisent ou non des fréquences. Seuls en sont dispensés les services de radio et de télévision dont le chiffre d'affaires est inférieur à 75 000 € (loi du 30 sept. 1986, art. 33-1, issu de la loi du 24 déc. 2020), tenus à une simple déclaration préalable.
(53) CE 27 nov. 2015, n° 374373, Assoc. Comité de défense des auditeurs de Radio solidarité, Lebon ; AJDA 2015. 2297.
(54) N. Polge, concl. ss CE 27 nov. 2015, préc.
(55) Décr. n° 2006-1067 du 26 août 2006, mod. par le décr. n° 2014-1235 du 22 oct. 2014.
(56) Pour ne prendre qu'un exemple, dans la convention Le Média TV, comme dans toutes les conventions de tous les éditeurs, parmi les premières obligations dites « déontologiques », figure celle relative au « pluralisme de l'expression des courants de pensée et d'opinion », qui s'impose à l'éditeur.
(57) J. Cagé, Penser, enfin, le pluralisme des médias, Le Monde, 15 févr. 2024
(58) ARCOM, Rapport annuel 2022, p. 21.
(59) Sur l'importance de la présentation des contenus sur le public, v. not. les travaux des neurosciences, évoqués not. par J. Farchy et S. Tallec, De l'information aux industries culturelles, l'hypothèse chahutée de la bulle de filtre, Questions de communication 2023, n° 43, p. 241.
(60) Récusant ce qualificatif, O. Schrameck, Le pouvoir de sanction du CSA, in Mélanges Robert Badinter, Dalloz, 2016, p. 590.
(61) Reprenant cet argument, D. Casas, Mission impossible pour l'ARCOM ?, AJDA 2024. 500.
(62) Loi du 30 sept. 1986, art. 21 : les fréquences attribuées à la TNT ne sont réservées par la loi du 30 sept. 1986 que jusqu'au 31 déc. 2030. En 2025, au plus tard, le gouvernement devra transmettre au Parlement un rapport sur l'avenir de la TNT ; sera ainsi débattue la question de savoir si les bandes de fréquences de la TNT ne doivent pas être redistribuées pour d'autres usages.