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Communication numérique
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08/02/2024
Lutte contre les contenus illicites en ligne : plaidoyer en faveur d'un retour au juge
Analyser le rôle respectif du juge pénal et des acteurs du numérique dans leur mission commune d'encadrement des excès de la liberté d'expression sur le web 2.0, autrement qualifié de web participatif, pourrait presque relever de l'illusionnisme tant la tendance actuelle est à l'éviction du juge dans son rôle naturel d'interprète des abus de la liberté d'expression, au profit d'acteurs dont la légitimité et les modalités d'action questionnent. Si l'on ne peut que saluer la volonté des États d'agir plus efficacement contre la diffusion massive des contenus illicites en ligne, assurément destructeurs du lien social, le choix de recourir à d'autres acteurs au détriment du juge pénal n'est pas sans créer un danger pour la liberté d'expression.
Nul doute qu'aujourd'hui la régulation de la liberté d'expression sur internet, plus précisément sur le web participatif(1), s'inscrit au rang des grands défis des sociétés démocratiques. Capable du meilleur, en ce qu'il participe à la démocratisation de l'expression par l'échange d'opinions diverses, il s'accompagne parallèlement d'une prolifération inédite de « désordres informationnels(2) » (mésinformation et désinformation) et d'une multiplication des atteintes ...
Mathilde Grandjean
Docteure en droit public - Enseignante contractuelle, Université ...
8 février 2024 - Légipresse N°421
11186 mots
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(1) Le web participatif, aussi qualifié, de web 2.0, renvoie à la communication en ligne, laquelle est définie en termes généraux comme « toute transmission, sur demande individuelle, de données numériques n'ayant pas un caractère de correspondance privée, par un procédé de communication électronique permettant un échange réciproque d'informations entre l'émetteur et le récepteur ».
(2) Selon l'expression, B. Loutrel, Liberté d'expression, haine en ligne et désinformation : le point de vue de l’ARCOM, Légipresse HS 2022. 63.
(3) Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un marché intérieur des services numériques (législation sur les services numériques) et modifiant la dir. 2000/31/CE, COM(2020)825 du 15 déc. 2020. On notera que le DSA est entré en vigueur pour les grandes plateformes fin août 2023.
(4) Expression générique, la notion d'acteurs privés du numérique englobe principalement les plateformes numériques ou en ligne.
(5) Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui comprend un chap. consacré à « la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne » imposant une série d'obligations pour les plateformes.
(6) Loi n° 2018-1202 du 22 déc. 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information.
(7) Loi n° 2020-1266 du 19 oct. 2020 visant à encadrer l'exploitation commerciale de l'image d'enfants de moins de seize ans sur les plateformes en ligne.
(8) CPI, art. L. 132-7, I.
(9) En ce sens, v. not., T. Besse, La pénalisation de l'expression publique, Institut francophone pour la justice et la démocratie, coll. « Thèses », t. 187, 2019, p. 22.
(10) Pour une étude plus approfondie, v. N. Droin, Le contrôle des contenus illicites : l’hébergeur et le fournisseur d’accès, quelles responsabilités, quelles obligations ?, in Les infraction sexuelles à l’épreuve du numérique, C. Dubois et P. Le Monnier De Gouvil (dir.), 2023, Mare & Martin, coll. « Droit privé & sciences criminelles », 2023, p. 55 et s.
(11) A. Robitaille-Froidure, Protection du mineur et liberté d’expression sur Internet. Étude comparée des droits français et américain, S. Preuss-Laussinotte (dir.), Paris, Institut Universitaire Varenne, coll., « Thèses », 2014.
(12) Loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI), art. 4 ajoutant à l'art. 6-I-7, ses 5e et 6e al., depuis lors abrogés.
(13) Loi n° 2014-1353 du 13 nov. 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme (1). Projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, étude d’impact NOR : INTX1414166L/Bleue-1, 8 juill. 2014 ; Projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, AN, 9 juill. 2014, n° 2110.
(14) Pour une étude plus approfondie, v. E. Dreyer, Droit de la communication, 2e éd., LexisNexis, 2022, p. 1217 et s. ; Le blocage de l'accès aux sites terroristes ou pédopornographiques, JCP 2015. Doctr. 423 ; P. Belloir, Le blocage et le déférencement administratifs des sites internet faisant l'apologie ou provoquant au terrorisme, Gaz. Pal. 2015. 19 ; P. Ségur, Le terrorisme et les libertés sur internet, AJDA 2015. 160.
(15) Règl. (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avr. 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractères terroriste en ligne.
(16) Loi n° 2022-1159 du 16 août 2022 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'UE en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne.
(17) C'est le décr. n° 2015-125 du 5 févr. 2015 relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l'apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique qui est venu désigner l'OCLCTIC comme l'autorité administrative compétente pour procéder au blocage des sites internet.
(18) Pour une étude plus approfondie, v. M. Grandjean, La protection des libertés de l'esprit par les juges ordinaires, sous la dir. de N. Droin et P. Charlot, Thèse, 2023, p. 416 et s.
(19) V., respectivement, à propos du blocage administratif des sites pédopornographiques, Cons. const. 10 mars 2011, n° 2011-625 DC, AJDA 2011. 532 ; ibid. 1097, note D. Ginocchi ; D. 2011. 1162, chron. P. Bonfils ; ibid. 2012. 1638, obs. V. Bernaud et N. Jacquinot ; AJCT 2011. 182, étude J.-D. Dreyfus ; Constitutions 2011. 223, obs. A. Darsonville ; ibid. 581, chron. V. Tchen ; RSC 2011. 728, chron. C. Lazerges ; ibid. 789, étude M.-A. Granger ; ibid. 2012. 227, obs. B. de Lamy ; à propos de la loi n° 2022-1159 du 16 août 2022, Cons. const. 13 août 2022, n° 2022-841, Dalloz IP/IT 2023. 56, obs. C. Coutellier, E. Daoud et G. Sebbah. Pour une étude plus approfondie, v. E. Krebs, Le blocage administratif des sites terroristes de nouveau devant le Conseil constitutionnel, Dr. adm. 2023. Étude 3.
(20) E. Dreyer, Le blocage de l'accès aux sites terroristes ou pédopornographiques, préc.
(21) Pour les deux décisions, v. Cons. const. 10 févr. 2017, n° 2016-611 QPC, M. David P. (délit de consultation habituelle de sites internet terroristes), D. 2017. 354 ; ibid. 2018. 1344, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; AJ pénal 2017. 237, obs. J. Alix ; Dalloz IP/IT 2017. 289, obs. M. Quéméner ; Constitutions 2017. 91, chron. A. Cappello ; ibid. 187, chron. ; RSC 2018. 75, obs. P. Beauvais ; Cons. const. 15 déc. 2017, n° 2017-682 QPC, M. David P. (II), AJDA 2017. 2499 ; D. 2018. 97, et les obs., note Y. Mayaud ; ibid. 1344, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; AJ pénal 2018. 148, obs. J.-B. Perrier ; Constitutions 2018. 94, Décision A. Ponseille ; ibid. 99, chron. A. Ponseille ; RSC 2018. 75, obs. P. Beauvais. V. not., X. Latour, La lutte contre les sites djihadistes et la liberté de communication, JCP A 2018. 2056.
(22) Pour l'ensemble des arguments invoqués par les requérants et rejetés par le Conseil d’État, v. CE 15 févr. 2016, n° 389140 et 389896, Assoc. FDN et a., Dalloz IP/IT 2016. 313, obs. O. Henrard ; Gaz. Pal. 2016. 37, obs. M. Guyomard.
(23) V. critiquant ce délai qui apparaît quelque peu excessif, d'autant qu'il est impossible pour l'éditeur ou l'hébergeur de solliciter eux-mêmes un réexamen, N. Droin, La répression des excès d'internet, RPDP 2016. 77.
(24) LCEN, art. 6-1.
(25) E. Dreyer, Le blocage de l'accès aux sites terroristes ou pédopornographiques, préc.
(26) E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 1222.
(27) V. regrettant ceci, J.-Y. Monfort, Le blocage administratif des sites prévu dans la loi du 13 novembre 2014 de lutte contre le terrorisme, Légicom 2016. 69.
(28) E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 1222.
(29) Ibid.
(30) A. Linden, Blocage de sites web : transfert de la compétence à l’ARCOM et publication par la CNIL du rapport d’activité 2021 de la personne qualifiée, Rapport CNIL, 19 mai 2022 (disponible sur cnil.fr.) Sur ce rapport, v. O. Dufour, On peut rire de tout, même du terrorisme, LPA 2019. 3.
(31) TA Cergy-Pontoise, 4 févr. 2019, n° 1801344, AJ pénal 2019. 206, obs. J.-B. Thierry ; Dalloz IP/IT 2019. 332, obs. E. Derieux.
(32) Le Conseil constitutionnel a ainsi pu juger que « les dispositions contestées permettent qu'il soit statué dans de brefs délais sur la légalité de l'injonction de retrait et, en cas d'annulation, que les contenus retirés, dont l'article 6 du règlement du 29 avril 2021 impose la conservation, soient rétablis », Cons. const. 13 août 2022, préc., consid. 17.
(33) Cons. const. 18 juin 2020, n° 2020-801 DC, Loi visant à lutter contre les contenus haineux en ligne, consid. 7, Légipresse 2020. 336 et les obs. ; ibid. 2021. 240, étude N. Mallet-Poujol ; ibid. 291, étude N. Mallet-Poujol ; AJDA 2020. 1265 ; D. 2020. 1297, et les obs. ; ibid. 1448, entretien C. Bigot ; AJ pénal 2020. 407, note N. Droin ; Dalloz IP/IT 2020. 542, étude F. Potier ; ibid. 577, obs. B. Bertrand et J. Sirinelli.
(34) Projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, préc., p. 52.
(35) En ce sens aussi, v. E. Dreyer, Le blocage de l'accès aux sites terroristes ou pédopornographiques, préc.
(36) E. Dreyer, op. cit., p. 1223.
(37) Pour une critique récente de cette procédure telle que modifiée par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, v. C. Bigot, La procédure accélérée au fond prévue par l'article 6-I-8 de la LCEN : un risque de déstabilisation profonde des fragiles équilibres du droit de la presse, Légipresse 2023. 601.
(38) N. Droin, Le contrôle des contenus illicites : l'hébergeur et le fournisseur d'accès, quelles responsabilités, quelles obligations ?, in C. Dubois et P. Le Monnier de Gouville, Les infractions sexuelles à l'épreuve du numérique, op. cit., p. 65.
(39) C. pr. pén., art. 706-23, introduit par loi du 13 nov. 2014, art. 8.
(40) L'art. 50-1 de la loi de 1881 dans sa rédaction issue de la loi n° 2017-86 du 27 janv. 2017, art. 170, prévoit que : « Lorsque les faits visés par les articles 24 et 24 bis, par les deuxième et troisième alinéas de l'article 32 et par les troisième et quatrième alinéas de l'article 33 résultent de messages ou informations mis à disposition du public par un service de communication au public en ligne et qu'ils constituent un trouble manifestement illicite, l'arrêt de ce service peut être prononcé par le juge des référés, à la demande du ministère public et de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir. »
(41) G. de Martino, Vers une généralisation de la privatisation de la justice sur internet ?, Légipresse 2014. 387.
(42) En ce sens, v. X. Latour, préc.
(43) Idem.
(44) C'est notamment ce qui était prévu s'agissant de l'exploitation des données informatiques obtenues au cours d'une perquisition réalisée dans le cadre de l'état d'urgence. Celle-ci devait au préalable être autorisée par le juge administratif, saisi le plus souvent dans le cadre des procédures d'urgence.
(45) B. Plessix, De plus en plus juge, de moins en moins administratif, Dr. adm. 2017. Repère 9.
(46) V. Sizaire, Le juge administratif et la protection des libertés. Éléments pour une garde partagée, RDLF 2019. Chron. n° 27.
(47) X. Latour, préc.
(48) Sur ce point, v. L. Durand-Viel, Le DSA (règlement européen sur les services numériques), une étape majeure dans la régulation des plateformes numériques, Légipresse HS 2022. 53 ; É. Dubout, Modérer la modération : le Digital Services Act ou la civilisation du numérique, RTD eur. 2023. 7.
(49) Pour une étude plus approfondie, v. E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 436 et s.
(50) Pour une étude plus complète, v. E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 440-441.
(51) Sur ce point, v. G. Lemarchand, Le rôle des cellules de fact-checking dans la lutte contre la désinformation, Légipresse 2022. 87.
(52) Sur la perfectibilité des mesures prévues par cette loi, v. E. Dreyer, op. cit., p. 438 et s.
(53) P. Blanquet, La police des fausses informations à l'ère du numérique, RD publ. 2021. 149.
(54) Cons. const. 20 déc. 2018, n° 2018-773 DC, Loi relative à lutte contre la manipulation de l'information, AJDA 2019. 5.
(55) Pour la décision, v. Cons. const. 18 juin 2020, préc. Pour une étude, v. entre autres, F. Safi, La loi dite « Avia » est morte… pourvu qu'elle le reste !, Dr. pénal 2020. Étude 25. Sur ce point, v. l'ensemble des contributions publiées dans Légipresse HS 2020, n° 63.
(56) Sur ce point, v. X. Bioy, La loi confortant le respect des principes de la République et la liberté d'expression, AJDA 2021. 2084 : sur les « 160 000 signalements adressés à la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS, au sein de [l'OCLCTIC], composante de la direction centrale de la police judiciaire) en 2018, près de 14 000 relevaient de la haine en ligne ou de discriminations et concernaient 8 000 contenus ».
(57) Pour une étude plus approfondie, v. C. Bigot, Les discours de haine et les contenus illicites en ligne, RFDA 2021. 835 ; La liberté de communication dans la loi du 24 août 2021, les nouvelles obligations de collaboration des plateformes sous le contrôle de l'ARCOM, Légipresse HS 2022. 31 ; D. Dassa, Régulation des contenus en ligne et loi du 24 août 2021 : du déclin du droit au triomphe du politiquement correct, Gaz. Pal. 2021. 73 ; E. Dreyer, Lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne dans la loi du 24 août 2021 : de nouvelles obligations pour les plateformes sous le contrôle du CSA, Légipresse 2021. 470 ; id., L'apport de la loi confortant le respect des principes de la République au droit de la communication, JCP 2021. 810.
(58) D. Dassa, Régulation des contenus en ligne et loi du 24 août 2021 : du déclin du droit au triomphe du politiquement correct, préc.
(59) Pour une étude plus approfondie, v. E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 442 et s.
(60) E. Dreyer, Lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne dans la loi du 24 août 2021, préc.
(61) D. Dassa, Régulation des contenus en ligne et loi du 24 août 2021 : du déclin du droit au triomphe du politiquement correct, préc.
(62) E. Dreyer, Lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne dans la loi du 24 août 2021, préc.
(63) Loi de 1881, art. 48-1 : « Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants, de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions prévues par les articles 24 (al. 7), 32 (al. 2) et 33 (al. 3), de la présente loi, ainsi que les délits de provocation prévus par le 1° de l'article 24, lorsque la provocation concerne des crimes ou délits commis avec la circonstance aggravante prévue par l'article 132-76 du code pénal. »
(64) En ce sens, v. égal., D. Dassa, Régulation des contenus en ligne et loi du 24 août 2021 : du déclin du droit au triomphe du politiquement correct, préc.
(65) V., estimant que l'ARCOM s'est vu confier la protection d'un ordre public audiovisuel, rattachant cette autorité à un organe de police administrative, N. Polge, Le nécessaire dialogue des juges et du régulateur, Légipresse HS 2022. 105 ; C. Broyelle, Les nouvelles frontières de la régulation audiovisuelle, Légipresse HS 2022. 119 ; La régulation audiovisuelle, une police administrative honteuse ? AJDA 2023. 486.
(66) V. déjà, s'interrogeant sur cette question, P. Blanquet, La police des fausses informations à l'ère du numérique, préc.