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" Les difficultés résident toujours dans l’identification de l’auteur de l’infraction et la sanction effective et judiciaire de l’auteur. Or, ces deux problèmes ne sont pas réglés par la loi"
Le CNB avait rendu en mars dernier un avis critique sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet. Christiane Féral-Schuhl revient sur le texte après son adoption, le 9 juillet, par l’Assemblée nationale.
Des améliorations ont-elles, selon vous, été apportées à la proposition de loi par l’Assemblée nationale ?
La proposition de loi introduit l’obligation, pour les plateformes ou moteurs de recherche, de retirer ou de déréférencer sous 24 heures après leur notification les contenus « manifestement » haineux. Je pense qu’on obtient une amélioration avec la création d’un délit de refus de retrait des contenus. Le non-respect de cette obligation par les opérateurs sera sanctionné par le juge judiciaire. Le CNB s’était ému également du risque de censure, par un acteur privé et non un juge, voire un risque de sur-censure qui aboutirait à ce que, dans le doute, l’opérateur supprime un contenu. Or, désormais, l’opérateur qui, pour éviter une éventuelle sanction, procède à un retrait ou à un déréférencement « injustifié » de contenus, pourra être sanctionné. Ce point est important car on aurait pu craindre que ce soit le principe de précaution qui l’emporte. A été ajoutée l’obligation de conservation des contenus supprimés, ce qui préserve les preuves et permet une possible saisine de l’autorité judiciaire et un débat contradictoire éventuel.
Vous appeliez également à la nécessité de se fonder sur des définitions claires, concernant la liste des contenus illicites. Qu’en est-il après l’examen par l’Assemblée ?
Sur ce point, nous considérons avoir obtenu la mise en cohérence de la proposition de loi avec la loi pour la confiance en l’économie numérique, d’une part, et avec la loi de 1881 sur la presse, d’autre part. Sont bien intégrés les contenus portant atteinte aux droits fondamentaux, comme à la dignité de la personne humaine. Une notion demeure toutefois imprécise, celle du contenu contrevenant « manifestement » » à certains articles de la loi de 1881 et du code pénal. Certes, la notion de « manifestement » a toujours suscité des inquiétudes, et un opérateur privé ne peut pas déterminer seul la licéité ou l’illicéité du contenu signalé, car c’est le rôle du juge judiciaire.
Ne figurent toutefois pas dans la liste la diffamation raciale, religieuse, sexiste, … ni le délit de contestation de crimes contre l’humanité. Qu’en pensez-vous ?
Le texte a voulu se mettre en conformité avec la LCEN, article 6-I, alinéa 7, qui n’intègre pas ces notions. J’imagine que cela sera amélioré par le Sénat, la logique voudrait que le délit de contestation de crimes contre l’humanité soit intégré dans la liste des contenus illicites, car il s’agit des atteintes aux droits fondamentaux. S’agissant de la problématique de l’insertion des notions de diffamation dans la loi, rappelons que la censure permise et déléguée à des organismes privés peut rendre tendancieux et dangereux l’élargissement du champ d’application de la loi. Le juge judiciaire doit avoir une compétence naturelle et immédiate pour juger de la caractérisation de ce type d’infraction, préalablement au retrait quasi expéditif des propos. Encore une fois, il s’agit d’arbitrer et de permettre un libre débat d’opinion, en jugeant des excès. Ou du respect de la liberté d’expression.
Que pensez-vous des obligations des plateformes à l’égard des utilisateurs ?
Le CNB avait réagi, et déploré qu’aucune précision ne soit donnée en ce qui concerne les mécanismes de recours ou les conséquences en cas de manquement. L’Assemblée nationale a donc introduit l’obligation pour les plateformes de mettre en œuvre un dispositif permettant à l’auteur du signalement de contester le refus de retrait ou de déréférencement du contenu par l’opérateur, d’une part, et à l’auteur du contenu de contester la décision de retrait ou de déréférencement, d’autre part. Ce dispositif de contestation va permettre au moins de préserver la possibilité d’un éventuel débat judiciaire. C’est une avancée. Les plateformes ont également l’obligation d’informer la victime du contenu signalé des recours internes et judiciaires ainsi que des délais de recours dont elle dispose pour contester le refus de retrait ou de déréférencement du contenu. Il y a donc des délais de recours. On peut imaginer que cela ouvre la voie à « Je retire quand même le contenu et j’ouvre la discussion pour rétablir le contenu ». A été également instaurée l’obligation d’informer l’utilisateur qui a signalé le contenu, ainsi que l’auteur du contenu, des suites données à cette notification et les motifs de la décision qui aura été prise par l’opérateur. Cette information doit être communiquée dans des délais qui apparaissent vraiment très courts, à savoir 24 heures qui suivent la notification en cas de retrait ou de déréférencement du contenu. Le délai est porté à sept jours dans les autres cas.
Et concernant les pouvoirs dévolus au CSA ?
Le CSA va émettre des recommandations et contrôler le respect des obligations des opérateurs sous peine, après mise en demeure, de sanctions pécuniaires pouvant atteindre 4 % de chiffre d’affaires mondial. Dès lors que le législateur concédait une délégation du pouvoir de censure à des entreprises privées, l’organisation d’un contrôle par une autorité indépendante des modalités de cet exercice s’imposait à l’évidence.
Un amendement, voté par l’Assemblée nationale, a introduit la création d’un parquet numérique spécialisé. Qu’en pensez-vous ?
Je comprends la démarche mais y vois des objections. D’une part, l’éloignement, car le parquet spécialisé favorise une approche nationale. On est dans l’éloignement du justiciable, de la victime, de l’auteur des faits, des poursuites. Après le parquet financier, le parquet terroriste, de combien de parquets spécialisés aurons-nous besoin en France ? On est dans une situation où théoriquement, tout ce qui relève du droit de la presse ou de sujets bien connus devrait pouvoir être traité sans créer de spécialité autre.
La loi prévoit également le renforcement de la lutte contre les « sites miroirs » de contenus haineux ayant fait l’objet d’une décision de justice définitive. Qu’en pensez-vous ?
Je comprends bien sûr l’objectif. Mais les difficultés résident toujours dans l’identification de l’auteur de l’infraction et dans l’exécution de la décision. Or, ces deux problèmes ne sont pas réglés par la loi, même si les intermédiaires sont mieux responsabilisés. La question de l’exécution des décisions, qui renvoie d’ailleurs à l’identification de l’auteur de l’infraction, ne se résout pas dans un texte mais impose des mesures opérationnelles. Des solutions devraient pouvoir être trouvées au plan international, car on est toujours dans des conventions bilatérales lorsqu’on veut exécuter. Cyber-enquêteurs, cyber-gendarmes, magistrats de liaison… devraient pouvoir parvenir à faire exécuter lorsqu’on a identifié la personne. Afin de mieux lutter contre la viralité d’un contenu haineux, on peut se demander s’il ne serait pas opportun d’introduire une possibilité d’alerte sur un message ayant fait l’objet d’une notification : afin qu’au moment où la personne décide de relayer le message, elle soit responsabilisée sur le fait qu’elle est en train de relayer un contenu qui pose problème. Cela permettrait peut-être de responsabiliser l’internaute qui le transmet. Car cette responsabilité de celui qui véhicule l’information potentiellement haineuse n’est pas traitée par le texte.
La garde des Sceaux a annoncé souhaiter engager une réflexion sur l’éventuelle sortie de la loi de 1881 la sanction de l’injure et de la diffamation. Que vous inspire cette éventualité ?
Mon avis n'a pas changé depuis les travaux de la commission parlementaire de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, que j’avais co-présidée avec Christian Paul, en 2015. Déjà, en janvier 2015, la garde des Sceaux avait annoncé sa volonté de sortir les injures et diffamations de la loi du 29 juillet 1881 pour les introduire dans le code pénal lorsqu’elles sont aggravées par une circonstance liée au racisme, à l’antisémitisme, à l’homophobie. Et déjà, à l’époque, il y avait eu une consultation et un avis de la CNCDH, et à nouveau la consultation de la CNCDH est annoncée ! Nous appelions dans notre rapport Numérique et libertés : un nouvel âge démocratique (1) à mettre un terme au transfert dans le code pénal des infractions à la liberté d’expression relevant de la loi de 1881 qui doit conserver le monopole des infractions incriminant les abus de l’expression. L’intégration dans le code pénal produirait en outre une asymétrie du traitement pénal, suivant que le propos contesté a été tenu sur internet ou sur un autre canal de communication. Ce mouvement de sortie viderait donc cette grande loi de sa substance et lui ferait perdre sa cohérence, au risque de la voir disparaître. On combat plus efficacement des propos et idées particulièrement odieux par le débat contradictoire qu’en interdisant leur expression.
Propos recueillis par Amélie Blocman,
Le 12 juillet 2019.