01/12/2013
Provisions pour investissement des entreprises de presse : le législateur n'a toujours pas été entendu
Rémi Sermier
Avocat au Barreau de Paris Michel Rasle Avocat au Barreau de Paris
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L'article 14 du projet de loi de finances rectificative pour 2013 (Plfr), qui a été adopté le 13 novembre 2013 par le Conseil des ministres et se trouve en cours d'examen à l'Assemblée nationale, prévoit de proroger jusqu'à la fin de l'année 2014 le dispositif de l'article 39 bis A du Code général des impôts (Cgi).
Comme on le sait, l'article 39 bis A du Cgi autorise les entreprises de presse, sous certaines conditions, à constituer des provisions pour investissement (Ppi) en franchise d'impôt. Les entreprises concernées peuvent également, si elles n'ont pas constitué de provision préalable, déduire ces dépenses de leur bénéfice imposable de l'exercice.
Ce dispositif est vénérable puisqu'il a été institué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par la loi de finances pour 1946 (n° 45-195 du 31 décembre 1945). Depuis, il a été régulièrement reconduit par le législateur avec des ajustements divers. Dans sa rédaction actuelle, il devait normalement prendre fin au 31 décembre 2013. Le gouvernement ne propose, pour l'instant, de le reconduire que pour une seule année et sans modification. Cette prorogation ne représente pas un sacrifice considérable pour les finances publiques puisque, selon l'évaluation faite par le gouvernement, son coût fiscal « est estimé à 7 M en 2015 sur la base des données issues des liasses fiscales déposées au titre des exercices 2011 ».
Il s'agit cependant d'une mesure très importante pour les entreprises de presse, qui doivent investir pour assurer la pérennité de leur modèle économique et réussir la transition du papier vers les supports numériques.
Or malgré la volonté claire du Parlement, exprimée à plusieurs reprises, les éditeurs de presse spécialisée sont largement exclus de ce dispositif depuis 2007. Durant les exercices 1997 à 2006, celui-ci était réservé aux « entreprises exploitant soit un journal, soit une publication mensuelle ou bimensuelle consacrée pour une large part à l'information politique ». L'administration fiscale considérait alors que les publications quotidiennes et hebdomadaires étaient des journaux, au sens de cette disposition. La condition tenant à ce que le contenu soit consacré « pour une large part à l'information politique » ne leur était donc pas applicable (1). Cette restriction était en revanche opposable aux publications de périodicité mensuelle ou bimensuelle.
Lors du vote de la loi de finances pour 2007 (loi n° 2006-1666 du 21 décembre 2006), qui a prorogé de quatre ans la validité du dispositif (jusqu'à fin 2010), le gouvernement se proposait initialement de restreindre son champ d'application aux seuls journaux et publications « consacrés à l'information politique et générale ». La suppression des termes « pour une large part » marquait clairement l'intention de réserver le bénéfice de la mesure aux titres ayant exclusivement un contenu d'information politique et générale, quelle que soit leur périodicité.
à l'initiative du Sénat, le projet de loi de finances a toutefois été amendé afin, d'une part, de « n'exclure aucun des titres qui bénéficiaient de la Ppi jusqu'en 2006 du régime proposé pour les années 2007 à 2010 » et, d'autre part, d'ouvrir plus largement le dispositif aux publications « ne relevant pas stricto sensu de la catégorie des titres d'information politique et générale (Ipg) » (2).
Ainsi, le Parlement adopta une rédaction ouvrant le bénéfice des dispositions de l'article 39 bis A du Cgi aux entreprises exploitant « soit un journal quotidien, soit une publication de périodicité au maximum mensuelle consacrée pour une large part à l'information politique et générale » (3). Cette rédaction reflétait l'intention du législateur, qui était d'unifier le régime des titres de presse spécialisée, que leur périodicité soit hebdomadaire, bimensuelle ou mensuelle. Il s'agissait notamment de permettre aux éditeurs de presse professionnelle de constituer des Ppi, dès lors que leurs publications présentaient un degré suffisant de généralité.
Cependant, le gouvernement est parvenu à neutraliser l'intention clairement exprimée du législateur en édictant des mesures
réglementaires qui définissaient de manière fort restrictive les critères d'application de l'article 39 bis A du Cgi. C'est ainsi que le décret n° 2008-260 du 14 mars 2008 a restreint le bénéfice de la Ppi aux seuls titres susceptibles : 1° d'apporter de façon permanente sur l'actualité politique et générale, locale, nationale ou internationale des informations et des commentaires tendant à éclairer le jugement des citoyens ; 2° et de consacrer la majorité de leur surface rédactionnelle à cet objet ; 3° et de présenter un intérêt dépassant d'une façon manifeste les préoccupations d'une catégorie de lecteurs.
Le cumul de ces trois critères rendait pratiquement impossible l'accès du dispositif aux éditeurs de presse spécialisée, notamment la presse professionnelle. En particulier, au vu de la décision du Tribunal administratif de Paris jugeant que La Lettre de l'Expansion « ne revêtait pas un intérêt dépassant d'une façon manifeste les préoccupations d'une catégorie de lecteurs » parce qu'elle était destinée à « un public d'abonnés, constitué très majoritairement de cadres supérieurs d'entreprise et de responsables administratifs ou financiers de haut niveau » (4), on voit bien que le troisième critère était de nature à barrer la route à pratiquement toutes les publications spécialisées.
Lors des débats sur la loi de finances pour 2009, le rapporteur général de la commission des finances du Sénat s'émut de cette situation. Il fit adopter par sa commission un amendement destiné à contrebattre la restriction introduite par le texte réglementaire, amendement qu'il accepta de retirer en échange d'une modification du décret : M. Philippe Marini, rapporteur général. « (
) Nous avions adopté, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2007, un amendement tendant à ne pas exclure de la provision pour investissement les titres de la presse spécialisée, qu'elle soit agricole, médicale, scientifique ou juridique. Néanmoins, (
) le décret d'application s'est complètement assis sur le vote du Parlement. (
) Il est donc proposé de rétablir les titres de la presse spécialisée (
) dans le champ des bénéficiaires de la Ppi. » (
) Mme Christine Lagarde, ministre. « (
) Vous l'avez indiqué très justement, Monsieur le rapporteur général, le décret pris en application de la loi de finances pour 2007 a probablement été maladroitement rédigé en ce qu'il a restreint de manière très étroite un champ d'application dont le Parlement avait au contraire souhaité qu'il fût élargi. Je vous en donne acte (
). Cependant, je vous propose (
) de participer à la rédaction d'un nouveau décret qui rapporterait le précédent et respecterait la volonté du législateur, tout en tenant compte des résultats des états généraux de la presse (
) qui visent, notamment, à renforcer la situation financière de tous les organes de presse, pas seulement ceux de la presse d'information politique et générale, mais aussi ceux de la presse spécialisée. » (5) C'est à la suite de cet échange que le décret n° 2010-412 du 27 avril 2010 est venu amender l'article 17 de l'Annexe II du Cgi.
Le texte réglementaire actuellement en vigueur prévoit ainsi que : « Pour l'application des dispositions de l'article 39 bis A du Cgi, sont regardés comme consacrés pour une large part à l'information politique et générale les publications (
) réunissant les caractéristiques suivantes : 1° Apporter de façon permanente et continue sur l'actualité politique et générale, locale, nationale ou internationale des informations et des commentaires tendant à éclairer le jugement des citoyens ; 2° Consacrer au moins le tiers de leur surface rédactionnelle à cet objet. » En outre, alors que la mise en oeuvre de ce dispositif a longtemps relevé de la seule appréciation des services fiscaux, un décret n° 2009-1423 du 19 novembre 2009 a donné mission à la Cpp ap d'émettre un avis sur le respect de ces critères. Malheureusement, si l'on en juge par les avis émis à ce jour par la Cpp ap, il semble que celle-ci continue à faire prévaloir une interprétation restrictive de ce texte, empêchant ainsi bon nombre d'éditeurs de publications spécialisées, notamment dans le domaine juridique et économique, d'accéder au dispositif des Ppi.
Dans une tribune publiée en mars 2013 dans Légipresse, Mme Hovine, secrétaire générale de la Cpp ap, considère que si « elle peut être réservée à une catégorie particulière, voire privilégiée, de lecteurs, tant dans ses conditions d'accès que dans son public, l'Ipg du 39 bis A doit demeurer une information du citoyen (
) le traitement éditorial doit rester accessible au citoyen lambda » (6).
Cette vision, qui conduit à écarter du dispositif la plupart des revues présentant un caractère professionnel, ne nous paraît pas pleinement conforme à la lettre de l'article 39 bis A, et encore moins à l'intention clairement exprimée du législateur. Cette approche semble reposer sur l'axiome selon lequel le « citoyen » ne serait pas à même d'accéder à une information autre que très vulgarisée, et que les publications exigeant un effort intellectuel ne pourraient en aucun cas éclairer son jugement. Une telle vision du citoyen nous paraît singulièrement dévalorisante.
Et si l'on adopte le point de vue du « citoyen lambda », pourquoi la Cpp ap a-t-elle considéré que le magazine anglophone The Connexion, ayant pour objet « d'aider à l'intégration des anglophones en France en sélectionnant les informations clés qui leur permettent de mieux comprendre ce qui se passe dans leur nouveau pays d'adoption » (7), est éligible au régime de l'article 39 bis A ? Peut-on raisonnablement soutenir qu'une publication entièrement rédigée en anglais est « accessible au citoyen lambda » de France ? Il semble donc que la Cpp ap, à son tour, refuse de se plier à la volonté du législateur tendant, ainsi que l'avait déclaré le rapporteur général de la commission des finances du Sénat en 2008, « à ne pas exclure de la Ppi les titres de la presse spécialisée, qu'elle soit agricole, médicale, scientifique ou juridique ».
Ne faudrait-il pas que le législateur intervienne à nouveau, à l'occasion des débats sur le Plfr 2013, pour faire prévaloir enfin son intention ?
1er décembre 2013 - Légipresse N°311