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Tribune


01/12/2011


Discrimination et délai de prescription : la République fait mieux que l'Empire, moins bien que la Restauration



 

Dans le cadre des initiatives parlementaires autorisées par la Constitution, la commission des aff aires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée Nationale a proposé, sous un intitulé de proposition n'évoquant que le second point, d'étendre le champ d'incrimination du délit de provocation à la discrimination et d'aligner les délais de prescription de cette infraction sur ceux applicables aux provocations à la discrimination raciale. En clair, il s'agissait de passer le délai de prescription de trois mois à un an. Le leitmotiv du projet a le mérite de la simplicité : il ne faut pas admettre de discrimination légale dans la protection des populations discriminées. Alors que la loi sanctionne les provocations à toute forme de discrimination à caractère raciste, xénophobe ou religieux, seules les provocations à certaines discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, limitativement énumérées, sont réprimées. Il importait donc d'étendre la répression et de limiter la liberté, le législateur se désolant que « depuis la pénalisation des provocations à la discrimination homophobe, aucune condamnation n'est jamais intervenue sur ce motif » (1). La technique avait déjà permis en 2004 une prolongation des délais de prescription pour les délits racistes, sur le thème : comment la loi de 1881 sur la liberté de la presse pourrait-elle accorder le bénéfi ce de ces délais de prescription abrégée à un discours qu'elle condamne ? Sept ans plus tard, on constate que cette brèche dans l'unité du délai de prescription constitue un véritable cheval de Troie.
I. SuR L'EXtEnSIon du déLIt dE PRoVoCatIon À La dISCRImInatIon L'objectif de la commission était d'ouvrir le champ d'incrimination du délit de provocation à la discrimination en supprimant la référence aux articles 225-2 et 432-7 du Code pénal. Suprême paradoxe dans l'histoire des libertés publiques, c'est l'intervention du gouvernement, contre le législateur et grâce à l'article 44 de la Constitution, qui a permis de faire obstacle à l'amendement parlementaire visant à réformer l'article 24 de la loi de 1881, le garde des Sceaux rappelant, qu'à défaut, « des propos publics pourraient dorénavant tomber très facilement dans le champ des incitations à la discrimination » (2). On saluera la volonté libérale du gouvernement dès lors qu'un des premiers arrêts de la cedH a pu relever que la liberté d'expression « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoff ensives ou indiff érentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (…). Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique » (3). Par ailleurs, dans l'aff aire Lingens, la Cour a considéré que si la presse « ne doit pas franchir les bornes fi xées en vue, notamment de la protection de la réputation d'autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l'arène politique, tout comme celles qui concernent d'autres secteurs d'intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diff user, s'ajoute le droit, pour le public, à en recevoir » (4). La Cour rejoint ici le Conseil constitutionnel lorsqu'il proclame que « l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché » (5). L'extension du champ d'incrimination du délit de provocation à la discrimination permettait-il vraiment de garantir le débat public, ce d'autant plus lorsque l'action publique est mise en mouvement par des associations procureurs dont le militantisme et l'orthodoxie ne favorisent pas nécessairement le respect des oppositions fécondes ? Il est pour le moins étonnant que dans un lyrisme oecuménique, le législateur s'ingénie à faire en sorte que le débat public n'ait plus lieu dans les

assemblées mais dans les prétoires (6). Dans le cadre des débats de la commission des affaires culturelles, il a pu être cité le cas d'injures homophobes entre voisins comme justifiant la réforme de la loi de 1881. Si l'on souhaite lutter contre ce type de pratiques, c'est alors les dispositions de l'article R 621-1 et R 621-2 du Code pénal qu'il faut modifier et non la loi de 1881 pour incriminer spécifiquement les injures homophobes en organisant ainsi un régime particulier de prescription hors champ de la loi de 1881 et de son article 65. Il est d'ailleurs à noter qu'avant l'édiction de la loi du 29 juillet 1881, ces contraventions faisaient l'objet d'une prescription annale.
II. Sur l'allongement de la durée de prescription Les débats à l'Assemblée nationale ont insisté, avec regrets, sur le fait que « ce délai de trois mois est le plus bref d'Europe » (7).
2.1. Historique du délai de prescription de trois mois Il convient de rappeler que l'article 65 de la loi de 1881 fixant le délai de prescription à trois mois n'a donné lieu, lors du vote de cette loi, à aucun débat ou contradiction. Bien au contraire, dans l'exposé du projet de loi, le ministre déclarait : « Il est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n'existent que par cette publicité même, d'être aussitôt aperçus et poursuivis par l'autorité et ses nombreux agents. Il est de la nature des effets de ces crimes et délits d'être rapprochés de leur cause. Elle serait tyrannique la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l'auteur lui-même se serait proposé de produire dans l'origine ; lorsque, enfin, le long silence de l'autorité élève une présomption si forte contre la criminalité de la publication. Il a donc paru convenable d'abréger beaucoup le temps de la prescription de l'action publique. » (8) Le rapporteur de la loi de l'époque précisait d'ailleurs que, même pour les provocations aux crimes et délits, « il ne reste plus que la prescription de trois mois » (séance du 1er février 1881). Ainsi, la loi de 1881 mettait volontairement fin au régime de prescription de droit commun prévu par le décret du 17 février 1852 qui prévoyait un délai de prescription de trois ans (ce qui était les délais communs prévus par le Code d'instruction criminelle), tant pour l'action civile que pour l'action publique. Préalablement à ce décret, la loi du 26 mai 1819 prévoyait une prescription de l'action publique au bout de six mois et de l'action civile au bout de trois ans. Le pacte républicain qui a pu être invoqué à l'appui de la proposition de loi (9) ne consiste-t-il pas en premier lieu à ne pas remettre en cause les lois fondamentales de la République et celle votée en 1881, qui garantit la liberté de la presse ? 2.2. Internet comme mobile Le législateur a considéré qu'« à l'heure de la révolution numérique, trois mois c'est beaucoup trop court pour lancer une action contre des sites ou des blogs à caractère discriminatoire » (10), citant les propos de M. Perben, alors garde des Sceaux, « Trois mois, c'est très court surtout quand les infractions ont été commises dans le cyber-espace » (11). Le propos peut surprendre ; en quoi les poursuites sur internet sont-elles plus difficiles que pour le livre ou l'affichage au XIXe alors que les moteurs de recherche permettent au contraire de mieux contrôler une information disséminée ? Il était plus délicat en 1881 de savoir qu'un livre ou un affichage litigieux avait lieu à Narbonne alors même que l'on habitait Paris. Pourtant, le délai de prescription de trois mois avait bien été voulu par le législateur de la IIIe République naissante. Aujourd'hui, la surveillance du web par les moteurs de recherches, leur référencement et leurs mots -clés permet au contraire un balayage de l'écrit sur l'ensemble de la planète. Par ailleurs, après trois mois, les propos sur internet demeurent mais sont relégués à des pages lointaines dans l'indexation des moteurs de recherche, comme ils l'étaient dans les bibliothèques et salles de lecture de la IIIe République. Enfin, la France ne peut pas prétendre régir à elle seule le contenu d'internet.
Depuis 2004, il convient de relever que de nombreux sites racistes sont aujourd'hui hébergés aux États-Unis, ce qui empêche, de fait, toute répression en vertu du Premier amendement à la Constitution des États-Unis (12).
2.3. Sur le droit à agir des victimes Le rapport de la commission des affaires culturelles insiste sur le fait qu'« il est donc nécessaire que la victime ait les moyens de faire retirer les propos qui lui causent du tort. Cela suppose que la justice dispose d'un délai suffisant pour faire appliquer le droit » (13). Or, il est possible pour la victime d'agir sans passer par la voie judiciaire dès lors que le message litigieux est diffusé sur internet. En effet, l'article 6 de la loi du 21 juin 2004, dite loi Lcen, permet à toute personne de saisir l'hébergeur et de l'inviter à retirer le contenu considéré comme illicite.
2.4. Sur le principe d'égalité dans les délais de prescription Le rapport de la commission conclut : « si certains venaient à contester les dispositions de la présente proposition de loi au motif qu'elles seraient contraires à la liberté de la presse, ce qui est loin d'être le cas, comme nous venons de le démontrer, cela impliquerait à tout le moins, au nom des principes d'égalité et d'intelligibilité du droit, d'aligner les délais de prescription et les motifs de provocation à la discrimination raciste ou xénophobe sur ceux qui s'appliquent actuellement aux propos discriminatoires homophobes, sexistes et handiphobes ». Voilà la solution : revenir aux principes fondateurs de la loi de 1881 qui ne prévoyaient qu'un seul délai pour toutes les infractions de presse de la loi de 1881. Il faut effectivement, comme le rapporteur le soulève justement, que la loi soit « intelligible ». Une prescription abrégée, fixée à trois mois pour tous les délits de presse, serait assurément plus respectueuse des principes d'égalité et de liberté voulus par les pères fondateurs de la IIIe République (14).
1er décembre 2011 - Légipresse N°289
1994 mots
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