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Tribune


01/12/2005


Peer to peer: vers une révolution juridique ?



Tristan MOREAU
Avocat au Barreau de Paris – Kimbrough & Associés
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La musique est censée adoucir les maux. Pourtant pour les juristes que nous sommes, sa diffusion numérique au travers d'internet, via les réseaux peer-to-peer, semble être responsable de la baisse de la vente de disques, ainsi que le symbole d'une nouvelle génération qui prône la naissance d'un monde virtuel gratuit, ou encore le révélateur de l'archaïsme de nos lois, qui seraient obsolètes face aux infractions commises grâce à ce nouveau procédé de diffusion.
L'actualité de ces derniers mois nous invite à reconsidérer cette vision primaire. La jurisprudence de nombreux pays, dont la France, sanctionne les utilisateurs du P2P illégal, pour qui seuls les gigaoctets des fichiers copiés et échangés battent la mesure. Les éditeurs et distributeurs de logiciels permettant cette diffusion illégale (voire l'encourageant pour certains) sont également passibles de sanctions et ne se situent plus dans une zone de nondroit.
La Cour Suprême des États-Unis a rendu son arrêt Grokster, suivi par les décisions australiennes à l'encontre de Kazaa, la première constatant son illégalité, et la seconde rendue par la Cour Fédérale l'enjoignant de filtrer les fichiers échangés illégalement d'ici le 5 décembre, selon deux méthodes (1).
Alors qu'en est-il réellement, notre système juridique doit-il être “patché” à l'instar d'un système d'exploitation informatique instable au fil du temps, ou au contraire est-il fonctionnel ? Cette comparaison n'est pas gratuite, car selon la thèse retenue, la façon de remédier aux problèmes rencontrés est différente. En ce qui concerne le P2P, si l'on envisage la première analyse, il conviendrait alors de sanctionner et de légiférer pour qu'il soit écrit de manière indiscutable que tout acteur concourant à la contrefaçon via le P2P sera sanctionné. Si l'on retient la seconde approche, on se demande alors si ce n'est pas plutôt l'utilisation et la perception du droit positif qui doivent être repensées.
L'exemple américain est révélateur de l'intérêt de la question.
Afin de connaître l'identité des internautes contrefacteurs utilisant les réseaux de P2P, la Recording industry association of America (RIAA) avait demandé à certains fournisseurs d'accès à internet de révéler l'identité de ses abonnés, en se basant sur les dispositions spécifiques introduites par le Digital millenium copyright act (DMCA) dans le droit positif. Cependant, le fournisseur d'accés internet (FAI) en cause, ayant refusé de répondre à la RIAA, la Cour d'appel Fédérale du District de Columbia fut saisie du litige et donna raison au FAI en considérant que la législation spéciale invoquée n'était pas applicable (2).
La décision Grokster de la Cour Suprême aboutit à la reconnaissance de la responsabilité indirecte de la société responsable de la diffusion du logiciel de P2P pour avoir contribué à permettre des échanges illégaux dans environ 90 % des cas. La Cour a pris soin de rappeler les principes en cause dans l'affaire pour expliquer pourquoi la jurisprudence Sony Betamax n'était pas applicable à l'espèce, concourant ainsi à maintenir ses critères juridiques.
La Cour a certes précisé de nouveaux critères pour aboutir à la responsabilité de Grokster, mais ces critères ne sont pas nouveaux, ils trouvent leur justification dans des éléments antérieurs du droit américain. La Cour Suprême a ainsi innové non pas en créant du droit, mais en proposant une nouvelle analyse (3). Cela est patent, lorsque l'on fait le parallèle entre l'unanimité des Justices concernant la décision, et l'existence de divergences entre certains d'entre eux quant à leur analyse (4).
En France, le débat sur la nécessité de légiférer existe.
La CNIL en vertu des pouvoirs que lui a conférés la réforme de juillet 2004, a été saisie par la SACEM, la SCPP, la SFRM et la SPPF afin de les autoriser à identifier certains internautes contrefacteurs. La Commission a refusé de leur accorder cette autorisation pour quatre motifs craignant notamment que les informations recueillies dépassent une certaine mesure de proportionnalité pour lutter contre l'usage illégal du P2P (5) et n'aboutissent à un contrôle indirect du web. Toutefois, les juridictions ne semblent pas être dépourvues de normes pour aboutir à la sanction des contrefacteurs sur les réseaux P2P. La divergence des faits aboutit à une divergence des solutions et des motivations retenues :

tantôt le droit pénal prévaut, tantôt la faute civile est invoquée. Quoi qu'il en soit, et même si certaines décisions, sous prétexte d'une extension non avouée du champ de la copie privée, ont refusé de sanctionner certains utilisateurs, il n'en demeure pas moins que le droit positif n'est pas impuissant à régir et sanctionner les abus du P2P.
La directive européenne du 22 mai 2001 sur le droit d'auteur, devra être transposée en droit français. Elle ne prévoit rien de spécifique au P2P, mais elle insiste notamment sur l'importance de sanctionner le contournement des mesures de protection technique tels les Digital rights management (DRM). Or il s'agit là d'un point essentiel au développement du P2P légal : la mise en oeuvre de mesures techniques permettant de limiter le développement de copies non autorisées par les titulaires des droits exclusifs.
Si l'on propose aux internautes des solutions simples, à un coût raisonnable, et que l'on empêche l'utilisation de fichiers non autorisés, alors le P2P illégal perdra sa raison d'être, et la sanction de la contrefaçon ne sera plus sujette à discussion (6). L'utilisation de DRM peut permettre d'arriver à ce résultat sous réserve que l'on souhaite utiliser leurs facultés non pas pour faciliter l'obtention d'une sanction juridique en cas d'abus, mais plutôt pour promouvoir la diffusion de l'oeuvre protégée par les DRM. Là encore, tout est une question de point de vue, et les DRM invitent ainsi certains acteurs titulaires de prérogatives de propriété intellectuelle à repenser leur raison d'être et l'utilisation de leurs prérogatives légales.
Dans une société où le numérique permet de savoir comment une oeuvre est réellement exploitée et diffusée, serat- il nécessaire de disposer d'autant d'intermédiaires au nom de la perception de redevances pour les ayants droit par exemple ? Ceux-ci ne pourront-ils pas se permettre de négocier directement avec les sites de téléchargement légal ? À long terme, la réponse paraît affirmative. Cela pourrait permettre aussi de proposer de maintenir des prix attrayants comme ceux connus actuellement. Les sociétés de perception de droit d'auteur ont ainsi une responsabilité à cet égard. Il leur appartient de montrer la voie en ce qui concerne la modification de la mise en oeuvre de leurs prérogatives légales afin que le droit ne serve pas principalement à segmenter et à sanctionner, mais plutôt à protéger et à diffuser. La Commission européenne a récemment émis une recommandation qui encourage une nouvelle approche du marché de la musique en ligne, en proposant l'instauration d'une licence européenne unique (7).
Cependant, d'autres protagonistes ont un rôle à jouer afin d'encourager ce mouvement : ceux de l'informatique.
En effet, le développement du filtrage, mais aussi l'organisation d'une exploitation du support numérique doivent permettre d'empêcher à brève échéance la circulation de fichiers musicaux non autorisés. Ce système doit empêcher toute lecture ou copie du fichier, si sa source ou son utilisateur ne sont pas certifiés. Ainsi ce fichier ne pourrait pas être diffusé, ou bien sa lecture par un utilisateur tiers serait rendue impossible. La reconnaissance légale des DRM serait une garantie de la pérennité juridique de ce système (8).
Le débat qui existe aujourd'hui concerne principalement la musique. Pourtant, nous ne sommes qu'au début d'une véritable révolution dans la diffusion numérique.
L'évolution des capacités de compression des fichiers, accompagnée par celle de la vitesse des réseaux, et le développement de nouveaux supports de réception rendent nécessaire la stabilisation des questions juridiques et économiques de la diffusion par réseau P2P. Les fichiers vidéos sont déjà concernés, comme l'atteste le développement de sites de téléchargement légal de films (9). Alors que cela semblait impossible il y a peu, Apple a démontré le contraire aux États-Unis, en proposant un iPod vidéo et une nouvelle version de son site iTunes permettant de télécharger des clips, des mini films, ainsi que les épisodes de certaines séries télé à succès dès le lendemain de leur diffusion. Les premiers téléchargements réalisés témoignent d'un engouement considérable pour ce procédé, et confirment que le P2P légal est une réalité concrète qui ne demande qu'à rencontrer son public.
Cela ne sera possible que si les ayants droit et les diffuseurs au premier chef, avec l'aide du secteur informatique, acceptent de reconsidérer leurs rôles et leur perception du droit et de son utilisation. Le droit positif est déjà prêt à les accompagner dans cette nouvelle révolution.
1er décembre 2005 - Légipresse N°227
1730 mots
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