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Accueil > L'amendement Trégouët au projet de loi sur la confiance dans l'économie numérique : un grave recul de la liberté de la presse -

Tribune


01/06/2004


L'amendement Trégouët au projet de loi sur la confiance dans l'économie numérique : un grave recul de la liberté de la presse



Arnaud VALETTE
GESTE *
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Aux termes de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881, le délai de prescription des infractions définies par cette loi est de trois mois. Cette courte prescription constitue l'un des éléments essentiels de la réglementation de la liberté de la presse et l'une de ses garanties. Le champ d'application de cette loi est large car elle vise tout contenu mis à disposition du public par voie de presse ou tout autre moyen de communication audiovisuelle et désormais, au moyen d'un service de communication au public en ligne. La loi “Perben II” du 3 mars 2004 a donné un premier coup de canif à la règle, en portant à un an le délai de prescription de certains délits commis par voie de presse : provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, diffamation et injure raciales, contestation de crimes contre l'humanité (article 65-3 nouveau de la loi du 29 juillet 1881) (1).
Le projet de loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) adopté en dernière lecture par le Sénat le 8 avril 2004, a fait une deuxième entaille plus profonde, visant cette fois la presse en ligne. Un régime d'exception a été introduit par un amendement du sénateur René Trégouët en deuxième lecture. La version finale du texte, qui fait l'objet d'un recours devant le Conseil constitutionnel déposé par le groupe PS de l'Assemblée nationale, dispose : « la prescription acquise dans les conditions prévues à l'article 65 [de la loi du 29 juillet 1881] est applicable à la reproduction d'une publication sur un service de communication au public en ligne dès lors que le contenu est le même sur support informatique et sur le support papier » mais, « dans le cas contraire », la date de départ de la prescription est « la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message » et non plus la « date de publication ». À l'heure où ces lignes sont écrites, les éditeurs sont dans l'attente d'une éventuelle décision du Conseil constitutionnel annulant cette disposition, de manière à revenir sur un texte qui fait peser de graves menaces sur la liberté de la presse.
Les délits commis par voie de presse en ligne deviendront pratiquement imprescriptibles. En effet, à supposer que l'éditeur du contenu en cause supprime de luimême les messages litigieux dont il a connaissance, ces messages peuvent rester en ligne indéfiniment via les moteurs de recherche, les caches, les sites d'archivage accessibles au public et bien entendu tout utilisateur qui l'aurait téléchargé auparavant. La responsabilité civile et pénale pesant sur les éditeurs de presse en ligne est telle qu'aucun d'entre eux ne mettra ses archives à disposition du public, même de manière payante. Ce résultat prévisible est exactement contraire à l'ambition d'une loi censée faciliter l'entrée des citoyens dans la société de l'information.
Les parlementaires viennent de donner un signal politique dangereux en offrant implicitement à tout citoyen la possibilité d'attraire en justice tout éditeur en ligne pour une durée illimitée, pouvoir exorbitant qui ne manquera pas de se transformer en censure privée.
Le régime d'exception visant les contenus en ligne est discriminatoire à l'encontre de la presse en ligne et plus généralement de toutes les activités d'édition en ligne, en contradiction avec la loi du 29 juillet 1881 dont le champ d'application est extensible au rythme du progrès technique et de l'apparition de nouveaux médias: presse, radiotélévision et aujourd'hui internet.
En voulant protéger la presse grâce à une dérogation, le sénateur René Trégouët lui a porté un rude coup par ignorance du fonctionnement du métier au XXIe siècle. La dérogation visant la reproduction en ligne d'articles publiés à l'identique sur le papier risque d'être sans objet. En effet, nombre d'entreprises de presse publient désormais majoritairement en ligne avant de publier sur papier, voire éditent certains contenus exclusivement pour la toile. L'amendement Trégouët est-il un appel implicite pour que la presse retourne au seul format papier ? Les parlementaires ont visiblement ignoré le travail des juges, à l'exception du sénateur Jean-Jacques Hyest qui a rappelé l'état de la jurisprudence sur la question.
L'application de la loi du 29 juillet 1881 aux contenus en ligne est non seulement légitime, mais surtout effective, contrairement aux motifs exposés par les sénateurs en deuxième lecture ainsi que par les membres de

la Commission mixte paritaire. Les premières décisions rendues en la matière par les juridictions de première instance remontent à fin 1999 (2). En considérant que l'acte de publication sur internet serait continu, elles remettaient en cause le principe selon lequel les infractions de presses sont instantanées.
Déjà en janvier 2000, les éditeurs de contenus et services en ligne réunis au sein du GESTE avaient alerté les pouvoirs publics sur les dangers de cette position.
Avant même l'adoption de l'amendement Trégouët, la jurisprudence était stabilisée depuis l'arrêt du 30 janvier 2001 de la chambre criminelle de la Cour de cassation (3) qui confirmait l'application de la prescription courte issue de la loi du 29 juillet 1881 dans les mêmes termes pour la presse papier et en ligne et venait donc à point nommé rassurer les éditeurs après les affaires précitées.
Or, soudainement, près de quatre ans plus tard et en deuxième lecture finale d'un projet de loi, le sénateur René Trégouët a pris l'initiative d'un amendement qui allait « faire parler de lui » selon ses propres termes, en ignorant le travail des juges et en arguant qu'il n'y a « pas d'homothétie entre la situation de la presse et celle de la toile ».
Plus grave, la disposition générale issue de l'amendement Trégouët est fondée sur un seul cas d'espèce dont l'analyse est erronée. En effet, M. Trégouët a présenté son amendement comme indispensable pour sanctionner l'auteur d'un contenu diffamatoire qui resterait mal référencé pendant trois mois par les moteurs de recherche, puis qui serait ensuite activé par l'auteur au moyen de requêtes systématiques augmentant fortement sa visibilité. Or, ceci serait à l'évidence considéré par le juge comme un nouvel acte de publication, faisant courir un nouveau délai de trois mois. La jurisprudence est constante sur ce point.
Transposons au papier le cas soulevé par M. Trégouët pour en souligner l'absurdité : pour contourner la loi de 1881 depuis cent vingt-trois ans, il suffirait donc d'aller récupérer un contenu de presse archivé en bibliothèque depuis plus de trois mois et de lui conférer une nouvelle publicité, par exemple sous forme d'affichage urbain. Que l'on sache, de tels agissements ne sont pas répandus. Bien évidemment, les tribunaux considéreraient cette nouvelle publicité comme une nouvelle publication et le délit serait aisément caractérisé. Sauf à verser dans la crainte fantasmatique d'un nouveau média, il n'est ni plus facile ni plus difficile de commettre un délit par voie de presse en ligne que par voie de presse papier. Erreurs d'analyses, ignorance de la jurisprudence, effets pervers conduisant à un résultat contraire aux objectifs affichés, voici un bilan pour le moins étonnant de la part d'un élu expert de ces dossiers, qui œuvre de longue date en faveur du développement des nouvelles technologies et de la société de l'information.
Les éditeurs appellent de leurs vœux une application non discriminatoire de la loi de 1881 à tout service de communication au public en ligne, conformément à l'étendue des dispositions déjà adoptées en matière de droit de réponse ou de responsabilité éditoriale. Pour cela, légiférer est inutile, la jurisprudence de la Cour de cassation précitée est suffisante. La solution pratique pour appliquer la loi dans les mêmes termes sur le papier et en ligne est d'une simplicité déroutante: il suffit de choisir comme date de départ de la prescription la date de publication du message qui figure sur le document, ou à défaut celle de la mise en ligne qui figure dans le code HTML de la page. Une telle date n'est ni plus ni moins falsifiable qu'une date sur un document papier. Il s'agit aussi d'arrêter de confondre le caractère permanent d'un journal en ligne avec le caractère bien instantané et datable d'un article de ce journal. Enfin, il nous semble également bénéfique pour l'information des citoyens de favoriser la diffusion des archives en ligne, plutôt que de soumettre les éditeurs qui offrent ce service au même régime que celui des criminels contre l'humanité.
1er juin 2004 - Légipresse N°212
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