La brièveté du délai de prescription des infractions de presse s’impose comme l’une des garanties procédurales les plus protectrices de la liberté d’expression. Pourtant, elle est depuis toujours combattue pour des raisons d’ordres pratique, technique, voire politique. Aujourd’hui, la prescription des infractions de presse est soumise à des règles disparates conduisant à l’établissement d’un cadre juridique fragmenté et, finalement, peu cohérent. Les nombreuses altérations successives portées au cadre libéral de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 et les raisons qui s’y attachent conduisent à questionner la raison d’être de cette prescription trimestrielle. La présente contribution cherche, ainsi, à faire un bilan des différentes législations intervenues en la matière pour s’interroger sur la pertinence d’une réforme de fond visant à unifier le délai de prescription des infractions de presse.
Témoignage du libéralisme de la loi de 1881 à l’égard de la liberté d’expression, l’extrême brièveté de la prescription souhaitée par le législateur pour enfermer les poursuites à l’encontre de ceux qui s’expriment s’écarte considérablement du droit commun de la procédure, tant sur le plan pénal que civil. Ainsi, l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit une prescription trimestrielle d’ordre public(1) uniforme, c’est-à-dire s’appliquant quelle ...
Mathilde Grandjean
Docteure en droit public - Enseignante contractuelle, Université ...
27 juillet 2023 - Légipresse N°416
6215 mots
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(1) Le délai de prescription trimestriel étant d’ordre public, il sera relevé d’office devant les deux ordres de juridiction. Cette solution n’a rien de surprenant pour la juridiction pénale dès lors que la prescription de l’action « est une exception péremptoire et d’ordre public ». V. par ex., Crim. 6 mai 2003, n° 02-84.348, D. 2003. 1667 ; RSC 2004. 125, obs. J. Francillon ; Crim. 14 oct. 2014, n° 13-84.635, Légipresse 2014. 591 et les obs.. Elle l’est, en revanche, un peu plus en matière civile, v. par ex., Civ. 2e, 24 juin 1998, n° 95-18.131, D. 1999. 164, obs. C. Bigot.
(2) Art. 65 de la loi de 1881 : « L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait. »
(3) Civ. 2e, 14 déc. 2000, n° 98-22.427, D. 2001. 1344, note B. Beignier ; Gaz. Pal. 2001. 981, note P. Guerder ; v. égal., Crim. 2 oct. 2001, n° 01-81.951, CCE 2002. Comm. 66, note A. Lepage.
(4) En ce sens, v. G. Lécuyer, Liberté d’expression et responsabilité. Étude de droit privé, Dalloz, coll. « Nouvelles Bibliothèques de Thèses », vol. 56, 2006.
(5) G. Barbier, Code expliqué de la presse. Traité général de la police de la presse et des délits de publication, t. 2, Marchal et Billard, 1887, n° 1008.
(6) C. Bigot, Pratique du droit de la presse, 3e éd., Dalloz, 2020, p. 376.
(7) S. Lavric, La question du délai de prescription in La Réécriture de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, une nécessité ?, LGDJ, coll. « Grands Colloques », 2017, p. 170.
(8) Pour une étude de la prescription au regard du triptyque durée, point de départ et actes interruptifs de la prescription, v. E. Dreyer, La prescription des infractions commises par les médias, AJ pénal 2006. 294.
(9) E. Dreyer, Droit de la communication, 2e éd., LexisNexis, 2022.
(10) par ex., Crim. 11 juill. 1889, Bull. crim. n° 252 ; Civ. 2e, 9 janv. 1991, Bull. civ. II, n° 9 ; Crim. 31 janv. 1995, n° 92-86.559, Bull. crim., n° 39 ; Crim. 15 déc. 2015, n° 14-80.756, Bull. crim., n° 300 ; Légipresse 2016. 13 et les obs. ; ibid. 115, comm. B. Ader ; D. 2016. 277, obs. E. Dreyer ; JCP 2016. 1225, obs. O. Mouysset ; Gaz. Pal. 2016. 36, obs. F. Fourment. Le Conseil constitutionnel l’a même énoncé dans sa décision n° 2004-496 du 10 juin 2004, jugeant que c’est au premier jour de la publication que le délai commence à courir : Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, §14, Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, AJDA 2004. 1534, note J. Arrighi de Casanova ; ibid. 1937 ; ibid. 1385, tribune P. Cassia ; ibid. 1497, tribune M. Verpeaux ; ibid. 1537, note M. Gautier et F. Melleray, note D. Chamussy ; ibid. 2261, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert ; D. 2005. 199, note S. Mouton ; ibid. 2004. 1739, chron. B. Mathieu ; ibid. 3089, chron. D. Bailleul ; ibid. 2005. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RFDA 2004. 651, note B. Genevois ; ibid. 2005. 465, étude P. Cassia ; RTD civ. 2004. 605, obs. R. Encinas de Munagorri ; RTD eur. 2004. 583, note J.-P. Kovar ; ibid. 2005. 597, étude E. Sales (l’affaire concernant également le droit communautaire, nous ne prétendons pas être exhaustive).
(11) Comme le relève la professeure A. Lepage, il n’y a rien de très surprenant dans la mesure où « faire dépendre de la publication le point de départ de la prescription n’est […] qu’une simple application du principe selon lequel la prescription de l’action publique court au jour de la commission des faits délictueux » (A. Lepage, Détermination du point de départ de la prescription de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, JCP 2001. II. 10515).
(12) G. Lécuyer, Liberté d’expression et responsabilité, op. cit., p. 259.
(13) A. Lepage, La prescription de l’action publique de certaines infractions de presse devant le Conseil constitutionnel, CCE 2013. Comm. 82.
(14) On précisera que cette brièveté du délai de prescription a inspiré une QPC que la première chambre civile de la Cour de cassation a refusé de transmettre dans un arrêt du 5 avr. 2012, Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-25.290, Drouot cotation des artistes modernes et contemporains (Assoc.), Légipresse 2012. 284 et les obs. ; ibid. 371, comm. P. Guerder ; D. 2012. 1588, note C. Bigot ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; Constitutions 2012. 641, obs. D. de Bellescize ; Gaz. Pal. 2012. 10, note E. Dreyer. En 2016, la chambre criminelle de la Cour de cassation appelée à statuer sur une nouvelle QPC s’est conformée à la position de la première chambre civile (5 esp.), Crim. 12 avr. 2016, n° 15-85.561 à 15-85.565, Légipresse 2016. 261 et les obs. ; D. 2017. 181, obs. E. Dreyer. Il convient également de noter que la Cour européenne a réfuté l’hypothèse selon laquelle l’art. 65 porterait atteinte au droit à un recours effectif : CEDH 2 mars 2017, n° 52733/13, Debray c/ France, § 40 ; ou, plus récemment, CEDH 30 mars 2023, n° 71244/17 , Légipresse 2023. 203 et les obs. ; ibid. 341, étude C. Bigot.
(15) Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, art. 45.
(16) Saisi en 2013 d’une QPC, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions de l’art. 65-3 de la loi de 1881 ne portaient pas atteinte à des droits ou libertés garantis par la Constitution. Récusant l’argument fondé sur le principe d’égalité, il a estimé que « la différence de traitement qui en résulte, selon la nature des infractions poursuivies, ne revêt pas un caractère disproportionné au regard de l’objectif poursuivi », Cons. const. 12 avr. 2013, n° 2013-302 QPC, Légipresse 2013. 269 et les obs. ; ibid. 350, Étude B. Ader ; D. 2013. 1526, note E. Dreyer ; AJ pénal 2013. 410, obs. J.-B. Perrier ; Constitutions 2013. 248, obs. D. de Bellescize ; RSC 2013. 910, obs. B. de Lamy.
(17) Amendement n° 162, présenté en 2de lecture, séance du 20 janv. 2004.
(18) Le rapporteur F. Zocccheto énonça « que le texte adopté par le Sénat, qui modifiait le délai de prescription pour l’ensemble des infractions commises par l’intermédiaire d’internet méritait une concertation plus approfondie », Rapp. J.-L. Warsmann et F. Zoccheto, n° 173, 2003-200. Pour une étude complète v. not., E. Dreyer, L’allongement du délai de prescription pour la répression des propos racistes et xénophobes. Commentaire de l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, Légicom 2006. 107 et s.
(19) Sur ce point, v. le rapport d’information sur le régime des prescriptions civiles et pénales, J.-J. Hyest, H. Portelli et R. Yung, Pour un droit de la prescription moderne et cohérent, Rapp. du Sénat, n° 338, 2006-2007.
(20) V. les propositions de loi n° 423 présentée par M.-P. Cléach tendant à allonger le délai de prescription de l’action publique pour les diffamations, injures ou provocations commises par l’intermédiaire d’internet, et n° 4 tendant à porter de trois mois à un an le délai de prescription pour tout délit de diffamation ou d’injure lorsqu’il est commis par l’intermédiaire d’internet.
(21) Il était proposé que le dernier alinéa de l’art. 65 de la loi du 29 juill. 1881 soit rédigé de la manière suivante : « Le délai de prescription prévu au premier alinéa est porté à un an si les infractions ont été commises par l’intermédiaire d’un service de communication au public en ligne. Ces dispositions ne sont toutefois pas applicables en cas de reproduction d’un contenu d’un message diffusé par une publication de presse ou par un service de communication audiovisuelle régulièrement déclaré ou autorisé lorsque cette publication est mise en ligne sous la responsabilité de leur directeur de publication. »
(22) Rapport du Sénat n° 827 de Mmes D. Destrosi-Sasonne et F. Gatel, 14 sept. 2016, p. 403.
(23) Projet de loi « Égalité et citoyenneté », modifié en 1re lecture par le Sénat le 18 oct. 2016, TA, n° 4.
(24) Crim. 30 janv. 2001, n° 00-83.004 (infirmant Papeete, 9 mars 2000, n° 11/4867), Légipresse 2001. 58, note B. Ader ; D. 2001. 1833, et les obs., note E. Dreyer ; ibid. 2056, chron. P. Blanchetier ; RSC 2001. 605, obs. J. Francillon ; JCP 2001. II. 10515, note A. Lepage ; LPA 2001. 3, note F.-J. Pansier.
(25) Ce régime d’exception a été introduit par un amendement du sénateur R. Trégouët. Sur ce point, v. A. Valette, L’amendement Trégouët au projet de loi sur la confiance dans l’économie numérique : un grave recul de la liberté d’expression, Légipresse 2004. I. 90.
(26) Art. 6-V, al. 1 et 2 anc.
(27) Pour une réfutation des arguments mobilisés pour justifier de la spécificité du réseau internet et in fine de l’inadaptation du droit existant au support de la communication en ligne, nous renvoyons à l’ouvrage d’A. Lepage, Libertés et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet, LexisNexis, 2002, p. 264 et s.
(28) M. Véron, Le parcours procédural en matière d’injures et de diffamations envers les particuliers, in Liberté de la presse et droit pénal, PUAM, 1993, p. 67-69.
(29) M. Véron, La prescription des délits commis par le réseau Internet, Dr. pénal 2002. Comm. 12.
(30) T. Besse, La pénalisation de l’expression publique, Institut francophone pour la justice et la démocratie, 2019, p. 483.
(32) JO 22 juin 2004, p. 11168. Désormais, l’art. 6-V de la loi se contente de préciser que : « Les dispositions des chapitres IV et V de la loi du 29 juillet 1881 précitée sont applicables aux services de communication au public en ligne et la prescription acquise dans les conditions prévues par l’article 65 de ladite loi. » On pourrait alors se poser la question de ce qu’il doit en advenir des dispositions de l’art. 65-3 issu de la loi Perben II du 9 mars 2004, qui porte à un an le délai de prescription de certaines infractions de 1881.
(33) N. Mallet-Poujol, La liberté d’expression au risque des évolutions de la criminalité et de l’économie numérique, Légipresse 2004. 54.
(34) Pour ces interventions législatives, outre la loi Perben II, v. la loi n° 2014-56 du 27 janv. 2014 visant à harmoniser les délais de prescription des infractions de presse par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, commises à raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ou du handicap, JO 28 janv., p. 1561 ; la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant les principes de la République. À noter qu’une telle prescription annuelle avait été prévue pour les apologies du terrorisme à la suite d’une loi du 21 déc. 2012, infraction qui figure désormais dans le c. pénal depuis la loi du 13 nov. 2014 (loi n° 2014-1353 du 13 nov. 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, JO 14 nov., p. 19162).
(35) A. Lepage, La prescription de l’action publique de certaines infractions de presse devant le Conseil constitutionnel, préc.
(36) Pour une étude critique, v. E. Dreyer, L’allongement du délai de prescription pour des propos racistes ou xénophobes. Commentaire de l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, Légicom 2006. 107 et s.
(37) C. Bigot, Pratique du droit de la presse, op. cit., p. 379.
(38) V. aussi, en ce sens, E. Raschel, Quelques remarques sur la prescription de l’action publique des infractions de presse, AJ pénal 2021. 513.
(39) E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 876.
(40) E. Dreyer, Droit de la communication, op. cit., p. 876..
(41) Pour une étude ayant trait à l’unification des délais de prescription, v. not., J.-F. Burgelin, Pour l’unification des délais de prescription en droit pénal, in Mélanges Jean-Claude Soyer. L’honnête homme et le droit, LGDJ, 2000. Plus spécifiquement, v. X. Raguin et C. Bigot, De l’opportunité d’unifier les prescriptions en matière de presse, Légipresse 1999. II. 41.
(42) T. Besse, La pénalisation de l’expression publique, préc., p. 484.
(43) A. Lepage, Libertés et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet, op. cit., p. 268.
(44) Selon l’expression de B. Loutrel, Liberté d’expression, haine en ligne et désinformation, Légipresse 2022. 63.
(45) T. Besse, La pénalisation de l’expression publique, préc., p. 484.
(46) Dans le même sens, v. J. Francillon, La poursuite des discours de haine dans le cadre de la loi sur la presse (l’hypothèse des délits d’injure, diffamation et provocation à la haine raciale), in La réécriture de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 : une nécessité ?, LGDJ, 2017, p. 88.
(47) Sur ce point, v. une étude statistique qui tend à relativiser l’importance du formalisme procédural dans le procès de presse, N. Bonnal, Les chausse-trappes procédurales de la loi de 1881, mythe ou réalité ? Essai d’étude statistique, Légipresse 2011. 665. Toutefois, le professeur Dreyer regrette qu’une étude comparable n’ait pas été réalisée devant les juridictions d’appel ni même la Cour de cassation, d’autant plus que l’auteur fait remarquer que le constat serait inverse, cette dernière étant toujours submergée de pourvois touchant à des moyens de procédure, E. Dreyer, L’accès au juge civil en matière de presse, Légipresse 2012. 83.
(48) Pour des critiques, v. not., E. Derieux, Responsabilité civile des médias. Exclusion de l’application de l’article 1382 du code civil aux faits constitutifs d’infraction à la loi pénale, CCE 2006. Étude 4 ; Justice pénale et droit des médias, Justices 1998. 133 et s. ; La responsabilité des médias. Responsables, coupables, condamnables, punissables ?, JCP 1999. Doctr. 153 ; L’intrusion de la loi sur la presse devant les juridictions civiles, in Forum Légipresse, Le Droit de la presse de l’an 2000. Actes du deuxième forum Légipresse, Paris, 30 sept. 1999, éd. Victoires ; Légipresse, 2000. 47 et s.
(49) M. Domingo, Audience solennelle de rentrée du TGI de Paris, 13 janv. 1982.
(50) M. Véron, Le parcours procédural en matière d’injures et diffamations envers les particuliers, préc., p. 68.
(51) B. Beigner, L’honneur et le droit, LGDJ, 2014, p. 152.
(52) M. Véron, Le parcours procédural en matière d’injures et diffamation envers les particuliers, préc., p. 68.
(53) Ibid..
(54) T. Massis, Faut-il dépénaliser la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ?, Gaz. Pal. 2008. 2.
(55) T. Besse, La pénalisation de l’expression publique, préc., p. 439 ; v. égal., G. Lécuyer, Liberté d’expression et responsabilitéop. cit., , p. 277.
(56) Pour une étude plus approfondie, v. M. Grandjean, D’une interprétation rigoriste à une interprétation extensive de la notion de publication : la fin annoncée du libéralisme en matière d’infractions de presse commises en ligne ?, Légipresse 2023. 20.
(57) T. Besse, La pénalisation de l’expression publique, préc., p. 436.
(58) D. Dassa, La prescription des abus de la libre expression, Gaz. Pal. 2015. 11.