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Liberté d'expression
/ Cours et tribunaux
06/06/2023
Vidéos clandestines dans les élevages : de l'importance de la mise en balance entre droit de propriété et liberté d'expression
La Cour de cassation casse l'arrêt d'appel qui a ordonné le retrait d'une vidéo captée clandestinement dans une société agricole par une association de défense animale, qui l'a ensuite diffusée sur les réseaux sociaux. La Haute juridiction reproche aux juges de ne pas avoir procédé à une mise en balance entre la liberté d'expression de l'association et le droit de propriété de la société, tous deux protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Cette décision, rendue le 8 février 2023 par la première chambre civile de la Cour de cassation, dans une affaire opposant l'association animaliste L214 à une société civile agricole exploitant un élevage de lapins dans le Morbihan, vient enrichir un corpus jurisprudentiel désormais assez consistant, émanant essentiellement des juridictions de l'Ouest, en particulier en Bretagne, terre d'élevage, et sur lequel il est intéressant de s'arrêter. Le contexte : des vidéos de ...
Cour de cassation, (1re ch. civ. ), 8 février 2023, Assoc. L214
Renaud Le Gunehec
Avocat au Barreau de Paris - Normand et associés
6 juin 2023 - Légipresse N°414
3105 mots
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(1) La mise en ligne des images litigieuses en sept. 2020 accompagnait une action de lobbying autour d'une proposition de la loi dont les dispositions portées par L214 furent finalement rejetées par l'Ass. nat. [www.l214.com/communications/20200930-enquete-lapins-augan-elevage-cages/].
(2) Paris, 14e ch., 17 déc. 2008, no 08/14096, CLIPP c/ L214 et SPA, faisant partiellement droit à la demande d'interdiction en réf. d'une campagne utilisant des images obtenues à la faveur de manœuvres (intrusion sous couvert d'une fausse identité et d'une fausse carte professionnelle) et d'images trompeuses car tournées à l'étranger. Dans la même affaire, rejetant les pourvois de la SPA et de L214 contre l'arrêt ayant liquidé l'astreinte prononcée à leur encontre, Civ. 2e, 7 avr. 2011, no 10-16.956.
(3) Rennes, 30 nov. 2021, no 21/00955.
(4) Typiquement, « les circonstances de la prise des photos », notamment son caractère clandestin ou l'utilisation de manœuvres, sont un des critères de la mise en balance entre l'art. 8 et l'art. 10 de la Conv. EDH (CEDH 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne no 2, § 113, citant ses arrêts Gourguénidzé, § 56, Reklos et Davourlis, § 41, Hachette Filipacchi Associés, § 47…).
(5) La CA relève que : « L'association L214 reconnaît que les images qu'elle a diffusées proviennent des locaux de la SCEA Realap et admet n'avoir eu aucun droit d'y pénétrer et d'y capter les images litigieuses. Elle soutient néanmoins que la SCEA Realap ne démontre pas que l'intrusion lui était imputable sans fournir le moindre élément concret sur les conditions dans lesquelles elle aurait pu de manière régulière entrer en possession de la vidéo. Or sur son site internet, elle a toujours présenté la vidéo litigieuse comme le résultat d'une enquête dont elle était l'auteur. Il ressort d'ailleurs de la jurisprudence qu'elle produit elle-même qu'elle est coutumière de telles pratiques d'intrusion illicite. » La cour pointe l'ambiguïté entretenue dans les écritures d'appel de l'association, qui évoquent le fait « qu'une vidéo a été tournée dans cet élevage », sans reconnaître qu'elle était à l'initiative de l'intrusion, mais sans le nier non plus, semble-t-il.
(6) Étant rappelé que, de jurisprudence constante, une personne morale peut bénéficier de cette protection.
(7) La Cour de cassation contrôle la notion de trouble manifestement illicite, cette notion impliquant de déterminer ce qui est ou non permis par la loi (Cass., as. plén., 28 juin 1996, no 94-15.935, D. 1996. 497, concl. J.-F. Weber, note J.-M. Coulon ; AJDI 1996. 807, obs. C. Giraudel ; RDI 1996. 536, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 1997. 216, obs. J. Normand ; ibid. 463, obs. F. Zenati ; Soc. 7 juin 2006, no 04-17.116, AJDA 2006. 1687 ; D. 2007. 283, note F. Debord). Mais dans ces affaires, la voie de fait initiale est peu contestable. C'est la mise en balance avec la liberté d'expression qui fait débat.
(8) Rennes, 17 mars 2020, no 19/06749. La cour d’appel relève précisément que : « L'association DxE a pénétré dans les locaux d'exploitation de suidés en méconnaissant la réglementation applicable, pour des raisons sanitaires évidentes compte tenu du mode de propagation de certaines épizooties, à l'accès aux exploitations de suidés lequel est réservé à des personnes autorisées (détenteurs de suidés, vétérinaires, professionnels de la filière porcine) et dans des conditions particulières (sas, vêtements spéciaux…), induisant un risque sanitaire pour la population des suidés », avec également un risque pour l'exploitant et le consommateur.
(9) Civ. 1re, 2 févr. 2022, no 20-16.040, Légipresse 2022. 81 et les obs.
(10) Caen, 7 févr. 2023, no 22/00551.
(11) Rennes, 3 nov. 2020, no 19/06315.
(12) Rennes, 14 sept. 2021, no 20/01900.
(13) Le propriétaire peut s'opposer à l'utilisation de l'image de son bien par un tiers lorsqu'elle lui cause un trouble anormal (Cass., as. plén., 7 mai 2004, no 02-10.450, D. 2004. 1545, et les obs., note J.-M. Bruguière ; ibid. 1459, point de vue C. Atias, note E. Dreyer ; ibid. 2406, obs. N. Reboul-Maupin ; RDI 2004. 437, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; RTD civ. 2004. 528, obs. T. Revet ; RTD com. 2004. 712, obs. J. Azéma ; Civ. 1re, 28 juin 2012, no 10-28.716, D. 2012. 2218, note F. Pollaud-Dulian ; Légipresse 2012. 675 et les obs. ; ibid. 2013. 26, Étude B. Gleize). Une utilisation dénigrante de l'image du bien peut entrer dans ce cadre.
(14) Rennes, 30 nov. 2021, no 21/00955.
(15) Cette motivation faisait aussi écho, implicitement mais de manière intéressante, à la notion de lancement d'alerte au sens de la loi Sapin II, 9 déc. 2016 mod. (art. 6), et de la dir. (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil, en faisant ressortir, d'une part la conformité de l'élevage victime de l'intrusion aux normes applicables, et d'autre part l'absence de toute révélation sur un sujet déjà dénoncé maintes fois par l'association. Entre les lignes, la cour d’appel dénie tout statut de lanceur d'alerte à L214.
(16) La Cour de cassation rappelle aussi dans son arrêt, références jurisprudentielles à l'appui, que la protection des animaux est un sujet d'intérêt général, ce qui est un principe dégagé depuis assez longtemps et que, « si la violation de la loi constitue un motif pertinent dans l'appréciation de la légitimité d'une restriction la liberté d'expression », elle ne suffit pas, en soi, à justifier systématiquement cette restriction. Là encore, il s'agit du rappel de principes connus, de même le fait que la mise en balance est une obligation qui s'impose au juge.
(17) Typiquement, on voit dans ce type d'affaire que le domicile personnel de l'exploitant se trouve souvent dans l'exploitation visée par l'intrusion, ou qu'il jouxte les bâtiments agricoles.