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19/07/2021
#Balancetonporc : diffamation, dénonciation, délation ? Retour sur une jurisprudence qui se cherche dans le monde d'après
Le hashtag #Balancetonporc, apparu dans la lignée du mouvement #MeToo aux États-Unis, est rapidement devenu viral sur les réseaux sociaux. Le juge de la liberté d'expression s'est heurté, comme le montrent de récentes décisions, à la difficulté d'appréhender judiciairement cet objet insaisissable qu'est le tweet, au regard de la loi du 29 juillet 1881. Les critères de la bonne foi, ou du débat d'intérêt général, s'enrichissent de nouveaux éléments, comme le succès rencontré par le tweet après sa diffusion, ou le caractère lapidaire du message qu'impose le réseau social. Concision, impulsivité, interactivité, viralité… Tout ce qui fait la frénésie des réseaux est scruté dans un certain désordre par le juge de la liberté d'expression. De nouvelles grilles d'analyse restent à dessiner.
Quand le mouvement #MeToo et sa version française #BalanceTonPorc ont fait irruption à la fin de 2017, on s'est demandé si nous n'étions pas face à un cataclysme, et si les schémas séculaires du droit de la presse résisteraient aux réseaux sociaux(1). Ce mouvement donnait une occasion saisissante d'y réfléchir. Il comporte une dimension spécifique et hautement sensible de dénonciation publique – certains diront de délation – que le hashtag #BalanceTonPorc exprime crûment. Or, ...
Renaud Le Gunehec
Avocat au Barreau de Paris - Normand et associés
19 juillet 2021 - Légipresse N°394
5738 mots
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(1) R. Le Gunehec, Twitter et la vie d'avant : les réseaux sociaux changent-ils tout ?, Légipresse 2017. 597.
(2) V., TGI Paris, 17e ch. civ., 25 sept. 2019, no 18/00402, E. Brion c/ S. Muller, Légipresse 2019. 519 et les obs. ; ibid. 2020. 127, chron. E. Tordjman, G. Rialan et T. Beau de Loménie ; Paris, pôle 2, ch. 7, 31 mars 2021, no 19/19081, Légipresse 2021. 198 et les obs.
(3) Tribune sur le site www.lemonde.fr, 30 déc. 2017.
(4) Interview dans Le Parisien, 29 mai 2019.
(5) La loi no 2018-703 du 3 août 2018 a introduit à l'article 621-1 du code pénal (à ne pas confondre avec l'article R. 621-1 relatif à la diffamation non publique…) une contravention d'outrage sexiste définie comme le fait, hors les circonstances caractérisant un délit de harcèlement moral ou sexuel, « d'imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Par ailleurs, depuis une loi du 6 août 2012, est un délit assimilé au harcèlement sexuel « le fait, même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers ». En l'occurrence, les faits dataient de mai 2012, et ils étaient probablement en deçà de cette définition. Pour la réflexion, on rappelle que cette loi de 2012 faisait suite à l'abrogation par le Conseil constitutionnel du texte antérieur (« Le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle »), jugé trop vague et contraire au principe de légalité des délits et des peines (Cons. const. 4 mai 2012, no 2012-240 QPC, AJDA 2012. 1490, étude M. Komly-Nallier et L. Crusoé ; D. 2012. 1372, note S. Detraz ; ibid. 1177, édito. F. Rome ; ibid. 1344, point de vue G. Roujou de Boubée ; ibid. 1392, entretien C. Radé ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2013. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 1235, obs. REGINE ; ibid. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; JA 2012, n° 460, p. 11, obs. L.T. ; AJ pénal 2012. 482, obs. J.-B. Perrier ; Dr. soc. 2012. 714, note B. Lapérou-Scheneider ; ibid. 720, chron. R. Salomon et A. Martinel ; ibid. 944, obs. L. Lerouge ; RSC 2012. 371, obs. Y. Mayaud ; ibid. 380, obs. A. Cerf-Hollender ; ibid. 2013. 436, obs. B. de Lamy). Le jugement de la dix-septième chambre et l'arrêt contraire de la Cour d’appel de Paris illustrent la difficulté à s'entendre paisiblement sur une définition commune, sur le plan juridique mais aussi moral et sémantique, du mot « harcèlement ».
(6) Paris, pôle 2, ch. 7, 25 mars 2010, no 09/04612, Juris-Data no 004823 ; Crim. 19 mai 1998, no 96-86.615 ; TGI Paris, 13 févr. 1991, no 10269/90, Juris-Data no 045105 ; Besançon, 11 avr. 2019, no 18/01142, inédit, et sur pourvoi Crim. 13 oct. 2020, no 19-83.099, Légipresse 2021. 291, étude N. Mallet-Poujol.
(7) Débat courant en jurisprudence, par exemple sur l'imputation faite au demandeur d'être antisémite, raciste ou xénophobe au vu de propos tenus par ce dernier : Crim. 7 janv. 2020, no 19-82.581 : « Le passage poursuivi [“c'est un écrivain antisémite”] relevait de l'expression d'une opinion et d'un jugement de valeur sur la personnalité de la partie civile, fussent-ils fondés sur des propos qui étaient prêtés à celle-ci, et non l'imputation de faits précis », Légipresse 2020. 82 et les obs. ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; Civ. 1re, 5 juill. 2005, no 04-11.834 : « […] l'affirmation consistant à dire de M. Y… qu'il est un vrai et dangereux révisionniste en raison du jugement de valeur qu'il porte sur les événements vécus en France lors de la Seconde Guerre mondiale, ne comportait pas l'imputation d'un fait susceptible de preuve de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de celui-ci, mais était l'expression d'une opinion qui relève du seul débat d'idées, fût-il polémique […] », D. 2005. 2038 ; ibid. 2007. 1038, obs. J.-Y. Dupeux et T. Massis ; Crim. 11 avr. 2012, no 11-84.619 : « Qu'en prononçant ainsi, alors que les propos litigieux, s'ils comportaient un caractère injurieux à l'égard des parties civiles, ne renfermaient l'imputation d'aucun fait précis de nature à être sans difficulté l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé », D. 2013. 457, obs. E. Dreyer.
(8) Paris, pôle 2, ch. 7, 26 nov. 2020, no 20/02102, Lucas G., Légipresse 2021. 201 et les obs. ; ibid. 289, étude B. Ader.
(9) TJ Paris, 17e ch., 4 févr. 2020, no 19263000620.
(10) V. supra.
(11) Paris, pôle 2, ch. 7, 14 avr. 2021, no 20/02248, Légipresse 2021. 198 et les obs.
(12) Crim. 8 janv. 2019, no 17-81.396, Me Eolas c/ Institut pour la justice, Crim., 8 janv. 2019, n° 17-81.396, Légipresse 2019. 9 et les obs. ; ibid. 213, obs. B. Domange ; ibid. 2020. 322, étude N. Mallet-Poujol ; D. 2019. 512, note E. Raschel ; ibid. 2266, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2020. 237, obs. E. Dreyer ; JA 2019, n° 595, p. 11, obs. X. Delpech.
(13) Parmi les tweets litigieux : « L'Institut pour la justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron ? » et « Je me torcherais bien avec l'Institut pour la justice si je n'avais pas peur de salir mon caca ». Le tribunal et la Cour d’appel de Versailles ont unanimement condamné pour injure. La chambre criminelle a cassé sans renvoi, motif pris du contexte polémique, du mode satirique, et « dès lors que les propos outrageants ne tendaient pas à atteindre la personne dans sa dignité ou sa réputation » – solution classique dès lors que sont visés, au-delà de la personne, l'œuvre, les propos ou le travail de cette dernière. Le hashtag #cacassation lancé par Me Eolas pour saluer cet arrêt est une mise en abyme plus profonde qu'il n'y paraît… La liberté d'expression sur Twitter est un puits sans fond.