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Information économique et financière
/ Cours et tribunaux
03/10/2019
Confidentialité des procédures de prévention des difficultés des entreprises : le droit à l'information malmené
La seule publication d'articles faisant état d'une procédure de mandat ad hoc visant une société sans donner la moindre précision sur le contenu des négociations ne caractérise pas un trouble manifestement illicite ou un risque de dommage imminent. Les difficultés économiques rencontrées par la maison-mère d'un groupe acteur majeur dans le secteur de l'équipement de maison constituent sans conteste un débat d'intérêt général (1re espèce).
Un site d'information financière rendant compte de l'évolution de la procédure de mandat ad hoc visant les sociétés d'un groupe et des négociations engagées avec les créanciers, donnant des informations précises et chiffrées, a commis une faute qui doit être réparée. Les informations divulguées ne contribuaient pas à la nécessité d'en informer le public (2e espèce).
Les affaires Conforama contre Challenges et Consolis contre Mergermarket (Debtwire) ont donné lieu à quelques jours d'intervalle à deux décisions, la première de la Cour d’appel de Paris, la deuxième de la chambre commerciale de la Cour de cassation, dont la confrontation est instructive. Dans les deux cas, l'enjeu est le même : l’application à un organe de presse de l'article L. 611-15 du code de commerce, qui dans le cadre de la prévention des difficultés des entreprises soumet ...
Cour d'appel, Paris, 6 juin 2019, Conforama c/ Challenges Cour de cassation, (ch. com.), 13 juin 2019, Consolis c/ Mergermarket
Renaud Le Gunehec
Avocat au Barreau de Paris - Normand et associés
3 octobre 2019 - Légipresse N°374
5229 mots
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(1) Leveraged buy-out, achat avec effet de levier.
(2) T. com. Nanterre, ord. réf., 16 nov. 2012.
(3) Versailles, 27 nov. 2013.
(4) V. par ex. dans l'arrêt Dammann c/ Suisse, 25 avr. 2006, no 77551/01, § 55, à propos d'une information fournie à un journaliste par le fonctionnaire d'un parquet : « Selon les juridictions internes, notamment la cour d'appel, le requérant aurait dû savoir, en tant que chroniqueur expérimenté, que les informations sur les personnes impliquées dans une procédure pénale en cours étaient confidentielles. La Cour n'est pas convaincue par cette argumentation. Elle estime au contraire qu'il appartient aux États d'organiser leurs services et de former leurs agents de sorte qu'aucun renseignement ne soit divulgué concernant des données considérées comme confidentielles. (…) De surcroît, il n'apparaît pas que le requérant ait recouru à la ruse ou la menace ou qu'il ait autrement exercé des pressions afin d'obtenir les renseignements voulus ».
(5) Com. 15 déc. 2015, n° 14-11.500, D. 2016. 5, obs. A. Lienhard ; ibid. 1894, obs. P.-M. Le Corre et F.-X. Lucas ; Rev. sociétés 2016. 193, obs. P. Roussel Galle ; RTD com. 2016. 191, obs. F. Macorig-Venier.
(7) T. com. Nanterre, 29 oct. 2015 ; Versailles, 13e ch., 14 sept. 2017, no 15/08941.
(8) T. com. Paris, ord. réf., 22 janv. 2018, no 2018-001979.
(9) Les grandes décisions récentes de la CEDH sur le sujet, même si elles valident toutes des condamnations prononcées en l'état d'un droit suisse remarquablement sévère et controversé (C. pénal suisse, art. 293, dont la rédaction large vise toute personne : « Celui qui aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d'une instruction ou des débats d'une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d'une décision prise par l'autorité conformément à la loi, sera puni de l'amende »), et qu'elles procèdent à une mise en balance pour justifier l'absence de violation de l'art. 10 (CEDH 10 déc. 2007, n° 69698/01, AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss : risque de compromettre des négociations diplomatiques ; CEDH 29 mars 2016, n° 56925/08, RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud : portrait jugé excessivement négatif et à charge contre le prévenu ; CEDH 6 juin 2017, n° 22998/13, Y. c/ Suisse : article jugé sensationnaliste et attentatoire à la présomption d'innocence), dénotent un durcissement sur la question du secret.
(10) « Que les informations dont la publication est reprochée au site Debtwire sont précises et chiffrées et portent sur le contenu même des négociations en cours et leur avancée, que le site n'a pu obtenir que de sources ayant participé aux opérations dans le cadre du mandat ad hoc et à ce titre tenues à une obligation de confidentialité. (…) Que, même s'ils ne transmettent pas ces informations en utilisant des supports confidentiels, ces articles n'en divulguent pas moins des informations confidentielles, s'appuyant sur des données non publiques, provenant nécessairement des participants aux négociations tenus par cette obligation de confidentialité ».
(11) Dans l'affaire Debtwire le principe de légalité et de prévisibilité a également été décliné sous l'angle constitutionnel, sous la forme d'une QPC. La chambre commerciale a refusé de la transmettre au Conseil constitutionnel, considérant qu'elle n'était ni nouvelle ni sérieuse, Com. 4 oct. 2018, no 18-10.688.
(12) V. réc., Civ. 1re, 7 mars 2018, no 17-12.027 : « Attendu que les abus de la liberté d'expression prévue et réprimée par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparées sur le fondement de l'article 1240 du code civil », D. 2019. 216, obs. E. Dreyer .
(13) Tendance qui n'est pas nouvelle, v. par ex., un cas extrême dans TGI Paris, 17e ch.,16 nov. 2011, no 11/11829, combinant l'art. 1382 c. civ. et un texte aussi modeste que l'art. 1222 c. pr. civ. qui limite l'accès et la délivrance des copies des dossiers du juge des tutelles sans même énoncer de principe de confidentialité. La cour d'appel a infirmé et replacé le débat sur le seul art. 9 c. civ., texte spécial (Paris, pôle 2, ch. 7, 3 avr. 2013, no 12/00338).
(14) En référé et sans même viser l'art. 1382 c. civ., Civ. 1re 11 mars 2014, no 13-14.349. V. aussi la chambre sociale, Soc. 5 mars 2008, no 06-18.907, publié au bulletin, D. 2008. 840, obs. B. Ines. À la lecture de toutes ces décisions, une autre dérive apparaît : l'application combinée, pour condamner un organe de presse, d'un texte de loi faisant peser une obligation de secret ou de confidentialité sur une autre personne que le journaliste et… de l'article 10, § 2, de la Conv. EDH qui permet les restrictions à la liberté d'informer notamment pour protéger les droits d'autrui ou empêcher la divulgation d'informations confidentielles. C'est confondre l'art. 10, § 2, de la Conv., qui est un cadre, un vademecum laissant la possibilité aux États de prévoir des législations restrictives de la liberté d'expression, avec un texte directement normatif et même répressif ce qu'il n'est pas.
(15) Même raisonnement dans CEDH 10 déc. 20017, Stoll c/ Suisse, no 69698/01, préc., pour une négociation diplomatique.
(16) À la lecture de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 20 avr. 2017, approuvé par la Cour de cassation, la démonstration ressemble à une pétition de principe : « Il s'avère donc, avec l'évidence requise en référé, que ces articles ne pouvaient que compromettre l'issue de cette procédure et fragiliser la situation des sociétés du groupe Consolis (…) ». Dans l'affaire Challenges en première instance, le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris avait motivé très précisément la condamnation : « La révélation de la procédure de mandat ad hoc (…) et « de difficultés économiques fussent-elles passagères, et de nature à porter atteinte si ce n'est à l'image même de l'opérateur économique concerné en tout cas à sa solvabilité à l'égard des tiers (clients, fournisseurs et concurrents) ; qu'il ne saurait être contesté que les créanciers non parties à la procédure, en craignant pour le paiement de leurs créances non échues, suppriment tout crédit à venir, compromettant ainsi de façon irrémédiable l'équilibre économique de la société par l'accroissement de son besoin en fonds de roulement, dans des proportions qui pourraient l'amener à ne plus pouvoir faire face à son passif exigible avec son actif disponible et ce à très court terme ; que l'équilibre économique résulte également du maintien de l'emploi et que toute atteinte à ce principe est de nature à causer un dommage imminent à la société et à son personnel in fine qui doit être évité ; que tel est le sens de la loi de prévention des difficultés des entreprises à laquelle la justice économique consulaire est très attachée ». Motivation qui avait le mérite de la franchise, mais qui éloignait un peu du débat sur la liberté d'expression et de l'art. 10 de la Conv. EDH.
(17) Civ. 1re, 11 mars 2014, no 13-14.349 et Soc. 5 mars 2008, no 06-18.907 citées supra. Dans les deux cas les décisions rendues ne semblent appeler qu'une mise en balance « classique » entre les intérêts protégés par la confidentialité et la légitime et nécessaire information du public. Dans l'affaire de 2014 la notion de débat d'intérêt général n'a été introduite que devant la Cour de cassation, qui a considéré le moyen comme nouveau et manquant en fait, s'en désintéressant plutôt.
(18) Crim. 26 oct. 2016, Légipresse 2017. 92.
(19) V. not. les arrêts Stoll, Bedat et Y. c/ Suisse, préc.
(20) Les motifs des juges du fond à Paris et Versailles sont très nets : « La publication de ces informations a été faite dans une presse spécialisée suivie par les acteurs économiques susceptibles d'être concernés par la situation des sociétés du groupe Consolis et non à un large public »… « [la société Mergermarket] ne peut davantage prétendre s'être saisie d'une question d'intérêt général puisque les informations divulguées ne concernaient pas le public en général mais la seule communauté des prêteurs du groupe Consolis ».
(21) « Mais attendu, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que cette réparation, devant être à la mesure du préjudice subi, ne peut être disproportionnée ; qu'ayant retenu qu'en divulguant des informations qu'elle savait couvertes par la confidentialité sans que cette divulgation soit justifiée par la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général, la société Mergermarket avait commis une faute à l'origine d'un préjudice, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain et sans avoir à effectuer la recherche invoquée (…) que la cour d'appel a évalué le montant de la réparation propre à indemniser ce préjudice ».
(22) S. Vermeille, Les effets pervers de la règle absolue de confidentialité applicable durant les procédures de prévention des difficultés, RTDF, déc. 2018. Selon cet auteur la règle de confidentialité aboutirait à renforcer le climat de défiance existant entre l'entreprise et ses propres investisseurs, serait susceptible de protéger indûment les entreprises qui masquent la réalité de leurs difficultés financières dans leurs états financiers, encouragerait les transferts de richesses indus entre les différentes classes de créanciers de l'entreprise débitrice selon que les créanciers sont parties ou tiers à la procédure de mandat ad hoc ou de conciliation, rendrait plus délicate la recherche d'un financement, compte tenu de l'impact de la règle de la confidentialité sur le marché secondaire de la dette, encouragerait l'entreprise débitrice à céder ses actifs dans de mauvaises conditions, faute d'organiser des procédures d'enchères ouvertes et transparentes, etc.