La liberté de création doit être considérée comme la forme la plus aboutie de la liberté d'expression dans un régime démocratique et, comme telle, doit être protégée de manière à pouvoir s'exercer dans les meilleures conditions de sécurité. Le genre littéraire de l'autofiction, qui prend très directement sa source dans la vie réelle de l'auteur et, par voie de conséquence, dans celle des personnes qui, de manière plus ou moins proche, partagent son existence ou y sont mêlées doit, sous peine de disparaître, pouvoir être pratiqué avec un maximum de sécurité juridique et ne saurait être entravé, voire annihilé, par une protection trop rigoureuse de la vie privée des personnes concernées. Le préjudice moral subi ne présente pas, en l'espèce, le caractère de toute particulière gravité qui pourrait faire prévaloir le droit au respect de la vie privée sur le droit à la liberté de création artistique et qui justifierait le prononcé de sanctions gravement attentatoires au droit de l'auteur à divulguer son oeuvre au public, telles que celles sollicitées.
portable d'être personnage (par exemple, parce que l'écrivain aurait « mal » raconté les choses), les tribunaux auront tendance à privilégier le droit de la liberté d'expression de l'écrivain sur le droit au respect de la vie privée du personnage.5. Tel a été le raisonnement suivi dans l'affaire Camille Laurens (écrivain qui avait publié deux autofictions, dans lesquelles son mari était un personnage) : lors de la publication de son nouveau livre L'Amour, roman, l'époux de ...
Tribunal de grande instance, Paris, 17e ch. civ., 16 mai 2012, A. Tudieshe c/ N. Fargues et Pol Éditeur
Mathieu SIMONET
Avocat au Barreau de Paris et écrivain, Cabinet 111
(1) * Dernier roman publié : La Maternité (Seuil).
(2) Une table ronde, sur cette question, a été organisée le 5 mai 2012 au Cabinet111 autour de René de Ceccatty, écrivain qui a accepté, quelques semainesavant la sortie de son roman Un père, aux éditions Gallimard, de renoncer à sa publication, pour ne pas blesser un de ses proches. Cette « censure » non judiciairea été l'un des matériaux d'écriture de son roman suivant : L'Hôte invisible(Gallimard).
(3) Tgi Paris 17e ch. (11/03128). Cette décision n'a pas fait l'objet d'un appel.
(4) Tgi Paris 17e ch., 7 septembre 2011 (10/01674), Légipresse n° 288, p. 618, noteÉdouard Treppoz.
(5) Qui inclut la « liberté de création », laquelle constitue (selon la décisionNicolas Fargues) : « la forme la plus aboutie de la liberté d'expression ».
(6) Lors du Forum Légipresse du 4 octobre 2012 sur Les renouvellements dela liberté d'expression, le professeur François Terré a rappelé la notion de« dommage licite », développée par le professeur Boris Starck (voir Obligations,Responsabilité délictuelle, 4e édition, n° 203). Dans le même esprit, nous pensons,qu'en la matière, il convient de raisonner moins selon un système de « faute »(une faute entraîne un préjudice, qu'il convient de réparer) que selon un systèmede « correction » (la confrontation de deux droits légitimes nécessite descorrections, pour permettre à ces deux droits de cohabiter).
(7) Civ.1re, 9 juillet 2003 (00-20.289).
(8) À paraître dans Légicom : le compte rendu de l'intervention d'Anne-MarieSauteraud, lors du Forum Légipresse du 4 octobre 2012 sur le thème « Bonne foiet littérature : les limites de la liberté de création ». Voir également Jurisclasseurcivil, Propriété littéraire et artistique, Fasc.1118 (Agnès Lucas-Schloetter), Le Droitdu livre (Éditions du cercle de la librairie) d'Emmanuel Pierrat (p. 173 et s.) etPetit traité de création (La Découverte) d'Agnès Tricoire (chapitres 10 et 11).
(9) Cette ambiguïté est relevée, dans la décision Nicolas Fargues, à propos dudénigrement dont l'ex-compagne s'estimait victime. Notons que, pour letribunal, il ne peut pas y avoir dénigrement, dès lors que l'écrivain minimise lapertinence de son point de vue.
(10) En pratique, la jurisprudence n'utilise pas cette notion d'intérêt « substantiel». Nous l'employons néanmoins dans un souci pédagogique.
(11) Tgi de Paris (ord. réf.), 4 avril 2003 Légipresse n° 202, p. 87.
(12) Nous remercions Roland Rappaport et Claire Hocquet qui nous ont aimablementtransmis un extrait de leurs conclusions.
(13) Cette affaire fait l'objet d'une procédure appel.
(14) Lire l'excellent roman de Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre (Seuil,Fiction & Cie).
(15) Les bons sentiments ne font en effet pas toujours de la bonne littérature
(16) Tgi Paris, 7 février 2000 (99/17667) ; CA Rennes, 1re ch. civ, 12 décembre 2003(648).
(17) En pratique, la jurisprudence n'utilise pas cette notion de droit « pauvre ».Nous l'employons néanmoins dans un souci pédagogique.
(18) Notons que les décisions n'opèrent pas ce raisonnement à « deux niveaux» : elles mentionnent, pêle-mêle, l'ensemble des éléments en faveur eten défaveur de chaque partie, et elles en déduisent ensuite quel est l'intérêt leplus légitime qu'il convient de défendre.
(19) Tgi Paris, 17e ch., 14 novembre 2005 (05/13084), Tgi Paris 17e, 3 avril 2006(04/017817).
(20) À rapprocher (à propos d'une photographie) de CA Paris 11e ch., 5 novembre2008 (07/10198).
(21) Du point de vue de l'écrivain, cela pose un problème évident. En effet,écrire sur sa sexualité (et donc sur celle des autres) ou écrire sur les problèmesde santé de ses proches correspond, selon nous, à des matériaux d'écriturerelativement classiques (il ne nous semble pas acceptable que ces matériauxsoient a priori supprimés des mains des écrivains).
(22) En pratique, la jurisprudence n'utilise pas ces notions de préjudice « faible »,« moyen » ou « fort ». Nous les employons néanmoins dans un souci pédagogique.
(23) Notons que le préjudice psychologique des écrivains intervient en généralaprès le procès (au moment où la liberté de création est sanctionnée), alorsque le préjudice psychologique du personnage intervient en général avant leprocès (au moment de la sortie du livre).
(24) Cass. 1re ch. civ, 9 juillet 2003 (00-20289) ; CA Rennes ch. 1 A 17 mai 2011(216,10/05269).
(25) Les magistrats relèvent en général que le tiers n'est pas suffisamment identifiabledans le roman, pour écarter toute atteinte au respect de la vie privée(en pratique, il est conseillé, pour limiter les risques de l'écrivain, de modifier lesprénoms, les dates et les lieux qui ont inspiré le roman). Voir par exemple : TgiParis 17e ch. 8 décembre 2003 (02/09208), Tgi Paris 17e 3 avril 2006 (04/01407 ;concerne un film), Tgi Paris 17e ch. 16 novembre 2006 (Légipresse 238 p. 72, noteAgnès Tricoire), Tgi Paris, 17e corr. 19 novembre 2010 (1004308080). Notonsque, du point de vue du personnage, même si les cartes sont « brouillées », lepréjudice peut subsister.
(26) Voir également la définition « polysémique » de la fiction donnée par Tgi Paris17e, 16 novembre 2006 (Légipresse, n° 238, p. 72, note Agnès Tricoire), repriseen partie par Tgi Paris, 17e ch., 7 septembre 2011 (voir note n° 3) : selon nous, unroman répondra (ou pas) à cette définition de la fiction selon que l'on se situedu côté du « lecteur moyen » ou du « lecteur personnellement impliqué ».
(27) www.autofiction.org
(28) Le mot « autofiction » est lui aussi particulièrement ambigu.
(29) Voir recueil Dalloz 2009, p 470, note Christophe Bigot.
(30) À paraître dans Légicom : le compte rendu de l'intervention de Marie-LaureAugry (médiatrice des rédactions de France 3), lors du Forum Légipresse du4 octobre 2012.
(31) Selon nous, la décision Nicolas Fargues apporte une satisfaction symboliqueà l'ex-compagne de l'écrivain puisqu'elle reconnaît, dans une certaine mesure,la réalité de son préjudice.
(32) CA Paris 18 décembre 2008 (Légipresse, n° 261, p. 83, note Agnès Tricoire).
(33) Tgi Paris 17e ch. 17 septembre 2007 (n° 06/10152).
(34) Nous remercions chaleureusement ceux et celles qui nous ont aidé àapprofondir ces questions, notamment Anne-Marie Sauteraud (vice-présidentede la 17e ch. du Tgi de Paris), Jean-Didier Vogeli (avocat de Régis Jauffret),Étienne de Montety (directeur littéraire du Figaro), Raphaëlle Rérolle (journalisteau Monde des livres), René de Ceccatty, Chloé Delaume, Camille Laurens etPatrick Poivre d'Arvor (écrivains) et mon frère (un des personnages de mes« autobiographies collectives »).