La question de la protection des convictions religieuses contre les atteintes de la liberté d'expression est devenue centrale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Saisie, depuis plus d'une dizaine d'années, de ce contentieux complexe résultant en grande partie du caractère multiconfessionnel des sociétés européennes, la juridiction supranationale adopte une position pragmatique qui consiste à reconnaître aux États Parties à la Convention une « large» marge d'appréciation pour prendre des mesures garantissant aux croyants le respect de leurs convictions religieuses. Celles-ci ne sont pas protégées contre des critiques hostiles ou sévères, mais seulement contre des insultes ou offenses dont les critères constituent autant de garanties contre les ingérences arbitraires dans l'exercice de la liberté d'expression.
Lyn FRANÇOIS
Maître de conférence à l'Université de Limoges.
Vice-doyen de la faculté de ...
(2) À l'heure où nous rédigeons cette étude, le Parlement français se trouvesaisi d'une proposition de loi visant à « interdire les propos et les actes injurieuxcontre toutes les religions et/ou à interdire la banalisation du blasphème religieuxpar voie de caricature». Sur cette question, V. D. de Bellescize « Délitsd'opinion et liberté d'expression », D. 2006, p. 1476.
(3) Pour une vue d'ensemble de cette question, cf. P. Rolland, « Existe-t-il undroit au respect des convictions religieuses dans les médias ? Sur une jurisprudencerécente de la Cour européenne des droits de l'homme », RFDA 2004,p. 1001-1008 ; B. Wilson, « Le respect des convictions religieuses d'autrui etla protection de la morale : limites ultimes à la liberté d'expression au sens del'article 10 § 2, de la Convention européenne des droits de l'homme », Rev.suisse dr. internat. et eur., 2000, p. 475-511 ; J.-M. Larralde, « La liberté d'expressionet le blasphème », RTDH1997, p. 725-732 ; P. Wachsmann, « La religioncontre la liberté d'expression : sur un arrêt regrettable de la Cour européennedes droits de l'homme », RUDH1994, p. 441-449.
(4) CEDH, Handyside c/ Royaume Uni, 7 décembre 1976, Série A, n° 24, § 49.
(5) CEDH, Kokkinakis c/ Grèce, 25 mai 1993, Série A, § 31.
(6) CEDH, Otto-Preminger Institut c/ Autriche 20 sept. 1994, Série A, n° 295A. V. également, Commission, Church of Scientology c/ Suède14 juillet 1980.
(9) CEDH, Wingrove c/ Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 5En l'espèce, uncinéaste britannique se plaignait du refus de l'autorité administrative d'accorderle visa de distribution de son film vidéo Visions of Ecstasyprétendant s'inspirerde la vie de Sainte Thérèse d'Avila en raison de son caractère blasphématoire.Le film montrait une jeune religieuse se mutiler et maculer son corps desang, renverser le vin de messe contenu dans un calice et le boire à même lesol puis être attachée et caressée par une femme censée figurer sa psyché etenfin embrasser les stigmates du Christ crucifié, léchant la plaie béante en sonflanc, s'asseyant sur lui à califourchon avant de joindre ses mains aux siennes.
(12) CEDH, Manoussakis et al. c/ Grèce, 26 septembre 1996, § 44, RTDH, 1997,p. 536, note G. Gonzalez.
(13) CEDH, (Grande Chambre), Refah Partisi c/ Turquie, 13 février 2003,Req. n° 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 132.
(14) V. notamment, P. Wachsmann, « la religion contre la liberté d'expression :sur un arrêt regrettable de la Cour européenne des droits de l'homme », RUDH1994, p. 441- 449 ; J.-M. Larralde, « La liberté d'expression et le blasphème »,RTDH, 1997, p. 725 732 ; M. Levinet, « L'incertaine détermination des limitesde la liberté d'expression. Réflexions sur les arrêts rendus par la Cour deStrasbourg en 1995-1996 à propos de l'article de la Convention européennedes droits de l'homme », RFD adm. 1997, p. 999-1009 ; G. Haasrscher, « Leblasphémateur et le raciste », RTDH 1995, p. 417-422.
(15) P. Wachsmann, art. précité, p. 442.
(16) P. Rolland, art. précité, p. 1006.
(17) CEDH, I. A c/ Turquie13 septembre 2005, Req. n° 42571/98.
(18) La Cour semble avoir été sensible à la terminologie utilisée par l'opiniondissidente dans l'affaire Otto-Premiger Institut qui avait employé les expressions« insulte d'une certaine gravité», « attaque violente et injurieuse »à laplace du vocable « violation malveillante» employé par la Cour.
(19) Sur cette question, V. P. Rolland, « La critique, l'outrage et le blasphème »,D. 2005, p. 1236.
(20) CA Paris, 8 avril 2005, D.2005, p. 1327, note P. Rolland.
(21) CEDH, Giniewski c/ France, 31 janvier 2006, Req. n° 64016/00. Voir également,E. Derieux, « Contestation de la doctrine catholique et bonne foi », Légipresse,n° 230, avril 2006, p. 43 ; F. Flauss, « Actualité de la Convention européenne desdroits de l'homme » (août 2005- janvier 2006) ", AJDA, mars 2006, p. 466.
(22) F. Flauss, « Actualité de la Convention européenne des droits de l'homme »(août 2005- janvier 2006), AJDA, mars 2006, p. 473.
(23) Les arrêts Jérusalem c/ Autricheet Paturel c/ Franceavaient déjà permisà la Cour européenne de dégager « un juste équilibre» entre liberté d'expressionet convictions religieuses. Sur cette question V. L. François, « La protectionde la réputation ou des droits d'autrui et la liberté d'expression. Étude dela jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme », Légipresse,n° 230-231, avril-mai 2006, p. 41 et s. ; L. François, « Le conflit entre la libertéd'expression et la protection de la réputation ou des droits d'autrui : la recherched'un "juste équilibre" par le juge européen », à paraître au Dalloz.
(24) M. Delmas-Marty, Le flou du droit Du Code pénal aux droits de l'homme,Paris, PUF, 2004, p. 15. Sur cette notion, V. F. Tulkens et L. Donnay, « L'usagede la marge d'appréciation par la Cour européenne des droits de l'homme.Paravent juridique ou superflu indispensable par nature ? », RSC, janvier/mars 2006, p. 14 ; S. Greer, La marge d'appréciation : interprétation et pouvoir discrétionnairedans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme,Strasbourg, Les éditions du Conseil de l'Europe, Dossier sur les droits de l'hommen° 17, 2000, p. 5 ; J. Callewaert, « Quel avenir pour la marge d'appréciation ? »inP. Mahoney, F. Matscher, H. Petzold et L. Wilhaber, Protection des droits del'homme. Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal, Cologne-Berlin-Bonn-Munich,Carl Heymanns verlag, 2000, p. 149 ; A.-D. Olinga et C. Picheral, « La théoriede la marge d'appréciation dans la jurisprudence récente de la Cour européennedes droits de l'homme », RTDH, 1995, p. 567 et s.
(25) F. Tulkens et L. Donnay, « L'usage de la marge d'appréciation par la Coureuropéenne des droits de l'homme. Paravent juridique ou superflu indispensablepar nature ? », RSC, janvier/mars 2006, p. 14.
(26) CEDH, Rasmussen c/ Danemark, 28 novembre 1984, Série A, n° 87.
(27) CEDH, Fadeïeva c/ Russie, 9 juin 2005, Req. n° 55723/00 ; CEDH, Taskinet autres c/ Turquie, 10 nov. 2004, Req. n° 46117/99.27.CEDH, Hutten-Czapska c/ Pologne, 22 févr. 2005, Req. n° 35014/97. Cetteaffaire est actuellement pendante devant la Grande Chambre.
(29) CEDH, Yildirim c/ Italie, 10 avril 2003, Req. n° 38602/02 ; CEDH, August c/Royaume-Uni, 21 janvier 2003 cité par F. Tulkens et L. Donnay, in« L'usage dela marge d'appréciation par la Cour européenne des droits de l'homme. Paraventjuridique ou superflu indispensable par nature ? », RSC, janvier/mars 2006, p. 17.
(30) F. Tulkens et L. Donnay, « L'usage de la marge d'appréciation par la Coureuropéenne des droits de l'homme. Paravent juridique ou superflu indispensablepar nature ? », RSC, janvier/mars 2006, p. 17.
(31) V. L. François, « Le conflit entre la liberté d'expression et la protection dela réputation ou des droits d'autrui : la recherche d'un "juste équilibre" par lejuge européen », à paraître au Dalloz.
(32) V. P. Rolland, « La critique, l'outrage et le blasphème », D.2005, p. 1330.
(35) Par exemple, selon le droit anglais, « une publication revêt un caractèreblasphématoire lorsqu'elle contient un quelconque élément de mépris, d'injure,de grossièreté ou de ridicule à l'égard de Dieu, de Jésus-Christ, de la Bible oudu rituel de l'Église d'Angleterre telle qu'établie par la loi. N'est pas blasphématoirele fait de publier des opinions hostiles à la religion chrétienne, ou de nierl'existence de Dieu, dès lors que la publication est libellée en un langage décentet mesuré. Le critère d'appréciation est la manière dont les doctrines sont défendueset non leur caractère en soi ». Voir le paragraphe 27 de l'arrêt Wingroveou Stephen, Digest of the criminal law, 9e édition 1950.
(36) CEDH, Giniewski, précité, § 44.
(37) CEDH, (GC) Leyla Sahin c/ Turquie, 10 novembre 2005, n° 44774/98 ; AJDA2006, p. 315 ; Pour l'arrêt de la Chambre de Section, V. CEDH, Leyla Sahin c/Turquie, 29 juin 2004, n° 44774/98 ; D. 2005, Jur. p. 204, note G. Yildirim.
(38) M. Levinet, « L'incertaine détermination des limites de la liberté d'expression.Réflexions sur les arrêts rendus par la Cour de Strasbourg en 1995-1996à propos de l'article de la Convention européenne des droits de l'homme », RFDadm. 1997, p. 1006.
(39) Le contrôle effectué dans l'affaire Giniewski ne remet pas en cause unetelle affirmation. En effet, la Cour a estimé que l'article litigieux ne comportaitpas d'attaques contre des convictions religieuses d'autrui et visait à élaborerune thèse sur la portée d'un dogme et sur ses liens possibles avec les originesde l'Holocauste. Comme dans les autres affaires portant sur des questionsd'intérêt public, la Cour effectue un contrôle strict dont le but est d'assurerune large protection à la liberté d'expression.
(40) TGI de Paris, 28 janvier 1985, D. 1985, p. 129, note R. Lindon. De soncôté, la Cour d'appel de Paris, après avoir reconnu que le film portait atteinteaux convictions religieuses, précisa : « leur effet est atténué, et il peut mêmeêtre évité par chacune des personnes qui en invoque l'existence, dès lors quel'oeuvre n'est diffusée que dans des salles cinéma, à l'exclusion de tout autreprocédé ; ( ) ainsi, en l'absence de publicité, et en particulier d'affichage decontenu provocant, les atteintes dues aux aspects blessants de cette oeuvresont nécessairement limitées aux spectateurs qui ont pris l'initiative de serendre dans lesdites salles( ). » GP1985, p. 344 ; V. également, Cass. civ.29 octobre 1990, D. 1990, I.R., p. 276 (à propos du film : La dernière tentationdu Christ). En sens contraire, voir par exemple, CA Paris, 8 avril 2005( D. 2005, 1327, note, P. Rolland) concernant une affiche de publicité qui avaitpour objet de promouvoir une ligne de vêtements pour femme. La cour d'appeldéboute l'appelant en estimant qu'il « ne peut ( ) arguer de la représentationartistique d'un thème litigieux et de l'esthétisme de la photographiedépourvue de toute obscénité, agressivité ou violence, alors que la symboliquequi s'attache au dernier repas de Jésus avec ses apôtres est manifestementdétournée à des fins de publicité commerciale par une société de créateurde mode et qu'elle a, au surplus, été courageusement travestie parl'intrusion d'un homme posté dans une attitude suggestive, enlacé par deuxjeunes femmes».