La liberté d'expression et ses nécessaires limites ne peuvent être distinguées des droits intellectuels. Ceux-ci sont indissociablement liés les uns aux autres, dans une relation de cause à effets et de garanties réciproques. Il est des cas d'urgence où l'intervention du juge des référés semble nécessaire pour imposer des mesures d'interdiction ou de report de l'exploitation de l'oeuvre litigieuse, ou pour permettre au moins au demandeur d'avoir connaissance à l'avance de son contenu. Or, l'analyse de certaines ordonnances de référé récentes montre les risques que cette procédure fait courir au droit moral des auteurs et des titulaires de droits voisins.
LE TEMPS DES MÉDIAS ET LE TEMPS DE LA JUSTICE ne sont pas synchrones. Les délais habituels sinon raisonnables de l'action de la justice rendent souvent les décisions prononcées bien tardives lorsque les médias et certains de leurs abus sont en cause. Intervenant longtemps après, la réparation du préjudice subi apparaît alors pour la victime assez inefficace sinon inutile.Même si le principe tout à fait essentiel de liberté d'expression et de création ne se satisfait véritablement ...
Emmanuel Derieux
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
(2) Voir notamment : Derieux, E., « Référé et liberté d'expression », JCP, G.,1997.I.4053 ; Kayser, P., « Les pouvoirs du juge des référés civil à l'égard dela liberté de communication et d'expression », D.1989.chron.11 ; Lindon, R.,« Le juge des référés et la presse », D.1985.chron.61 ; Louvet, M.-N., « Lapratique du référé en droit de la presse. Revue de jurisprudence », Légipresse,novembre 1994, n° 116.II.85-96 ; Louvet, M.-N., « Le référé en droit de lapresse », Légipresse, décembre 1997, n° 147.II.145-148 ; Massis, Th., « Lejuge des référés et la liberté d'expression », Légipresse, septembre 1991,n° 84.II.67-72.
(3) Dans son arrêt du 18 mai 2004, Société Plon c/ France, la Cour européennedes droits de l'homme estime que l'interdiction temporaire de diffusion du livreLe grand secret, du docteur Gubler, considéré comme constituant une violationdu secret médical et une atteinte à l'intimité de la vie privée de François Mitterrandet de sa famille, telle qu'ordonnée par le juge des référés, « pouvait passer pour"nécessaire dans une société démocratique" à la protection des droits duPrésident Mitterrand et de ses ayants cause». Par contre, elle censure unetelle mesure d'interdiction, décidée ou maintenue par les juges du fond, sanslimitation de durée. Pour ladite Cour, « il y a lieu de distinguer la mesure priseen référé, des mesures prises au principal( ) la nécessité d'ingérences dansla liberté d'expression peut exister dans une première période, puis disparaîtredans une seconde période». Approuvant la mesure temporaire d'interdictionordonnée en référé, la CEDH « parvient, en revanche, à la conclusion que le maintiende l'interdiction( ) ne correspondait plus à un "besoin social impérieux'"et s'avérait donc disproportionné aux buts poursuivis. » (CEDH, 18 mai 2004,Sté Plon c/ France, Légipresse, octobre 2004, n° 215.III.173-179, noteE. Derieux ; voir également inDerieux, E., Droit de la communication. Droit européenet international. Recueil de textes,Victoires Éditions, 2e éd., 2006).
(4) Dans l'affaire dont la Cour de cassation a eu à connaître, dans son arrêt du7 février 2006, ladite Cour approuve la cour d'appel de Rennes, statuant enréféré, d'avoir écarté l'argument de l'éditeur et de l'auteur prétendant ne pouvoirêtre jugés que « sur le fondement exclusif des dispositions de la loi du29 juillet 1881». La Cour de cassation énonce, dans ses attendus, que « l esabus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la vie privée peuvent êtreréparés sur le fondement de l'article 9 du Code civil» qui, en son alinéa 2, prévoitque des mesures « propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimitéde la vie privée ( ) peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées enréféré»(Cass. civ., 1re, 7 février 2006, Jean X. et Éditions du Palémon c/ Mme Y.,Légipresse, avril 2006.III.70).
(5) Pollaud-Dulian, F., « La question du droit de divulgation », Le droit d'auteur,Economica, 2005, n°s 1607 et suivants.
(6) Légipresse 228-23 et LP, 232-III, p. 128.
(7) Légipresse230-23 et LP, 232-III, p. 125.
(8) Art. 11 CPP : « ( ) La procédure au cours de l'enquête et de l'instructionest secrète. Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secretprofessionnel( ) ». Si la règle ne s'impose pas directement aux journalistes,on ne peut cependant pas dire, comme le fait la société de programme de télévisionpour contester la mesure prononcée, qu'elle est « inapplicable aux journalistes». Ceux-ci pourraient voir leur responsabilité engagée au titre de la complicitéou de recel de violation de secret.
(9) Qui « interdit de publier ( ) tous ( ) actes de procédure criminelle ou correctionnelleavant qu'ils aient été lus en audience publique». Dans son arrêt du24 novembre 2005, Tourancheau et July c/ France ( Légipresse, avril 2006,n° 230.III.50-56, note B. Ader), la CEDH a considéré que cette interdiction étaitconforme à l'article 10 de la Convention. Mais l'extension de certaines des particularitésde procédure (pénale) de la loi de 1881 à l'action civile, et y comprisà l'action en référé (Cass. Civ., 2e, 5 février 1992, Sté L'Événement du Jeudic/ J.-Ch. Mitterrand,voir notamment inDerieux, E., Droit de la communication.Jurisprudence. Recueil de textes, Victoires Éditions, 5e éd., 2006, p. 131), pourrait,comme dans le cas de l'ordonnance de référé du 7 février 2006, Conseilfrançais du culte musulman et autres c/ Sté Les Éditions Rotative (CharlieHebdo), ci-dessus reproduite, constituer un obstacle à une telle action !
(10) Et non pas de la « Déclaration universelle des droits de l'homme», commeindiqué, par erreur, dans l'arrêt.
(11) On aimerait qu'il en soit véritablement ainsi et que cette tradition françaisede recherche d'équilibre entre des droits différents inspire le droit européen.Mais on ne peut affirmer qu'il en est toujours ainsi dans la jurisprudence de laCour européenne des droits de l'homme. Celle-ci a posé, à plusieurs reprises,de façon contestable, qu'« elle ne se trouve pas devant un choix entre deuxprincipes antinomiques, mais devant un principe la liberté d'expression assortid'exceptions qui appellent une interprétation étroite» (voir notamment CEDH,26 avril 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni, in Derieux, E., Droit de la communication.Droit européen et international. Recueil de textes, 2006, 2e éd.).
(12) Il pourrait alors s'agir : de l'insertion d'un communiqué avant diffusion (pourune illustration récente, voir TGI Nanterre, réf., 9 mars 2005, F. Heaulme c/TF1, JCP, G., 2005.II.10094, note E. Derieux, « Téléfilm et réalité judiciaire » ;du recours à certaines techniques ("floutage") ne permettant pas l'identificationdes personnes ou la reconnaissance des lieux des perquisitions ; de lasuppression de certaines images ou séquences (susceptible de porter atteinteau droit au respect de l'oeuvre) ; ou encore de la mesure extrême, tant pourl'exercice du droit de divulgation que de la liberté d'expression, de l'interdictionde diffusion.
(13) Art. 29, al. 2, concernant l'injure, et 33, al. 3, relatif à l'injure raciale.
(14) Inédit.
(15) Légipresse, avril 2006, 230-24.et n° 232-III, p. 126.
(16) Plus explicite que les textes nationaux, quant à la détermination de cequi est susceptible d'être considéré comme une atteinte au droit au respectde l'oeuvre, l'article 6 bis de la Convention de Berne pour la protection desoeuvres littéraires et artistiques pose que « l'auteur conserve le droit ( ) des'opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cetteoeuvre ou à toute autre atteinte à la même oeuvre, préjudiciables à son honneurou à sa réputation».
(17) Cass. civ. 1re, 7 février 2006, Légipresse, avril 2006, n° 230.III.70 ; JCP, G.,2006.II.10041, note G. Loiseau, « La protection de la vie privée : de la réalité àla fiction ».
(18) Inédit.
(19) Aux termes de l'article 2 de la loi du 4 janvier 1955 « concernant les annoncesjudiciaires et légales», la « liste des journaux susceptibles de recevoir» detelles annonces (dont l'insertion constitue, pour eux, une source essentielle derevenus) est, pour chaque département, arrêtée par le préfet, après avis d'unecommission. Une publication non retenue dans cette liste ne peut valablementinsérer de telles annonces. Elle ne doit donc pas, par des encarts publicitaires,inviter, comme cela était fait en l'espèce, ses lecteurs « à croire en l'habilitationde ce magazine à publier les annonces judiciaires et légales». Sur le régimedes publications d'annonces judiciaires et légales, voir notamment : Derieux, E.,Droit de la communication, LGDJ, 4e éd., 2003, pp. 135-138.
(20) Devrait-on considérer le "floutage", destiné à rendre des personnes ou deslieux non reconnaissables, comme une suppression ou une insertion d'élémentsportant atteinte au droit des auteurs au respect de leur oeuvre ? L'insertion d'uncommuniqué judiciaire ou d'un avertissement (Voir, à propos du rappel ainsi faitdu principe de respect de la présomption d'innocence (sans suppression parsouci du respect de l'oeuvre ? - des passages litigieux), TGI Nanterre, réf., 9 mars2005, F. Heaulme c/ TF1, précité), juste avant la diffusion, à la télévision, del'oeuvre contestée, pourrait également être considérée comme une atteinte aurespect de l'oeuvre. Des motifs supérieurs, de respect des droits des personnesen cause, peuvent cette insertion.