Appelée plusieurs fois à se prononcer, à la requête d'éditeurs de presse people qui soulevaient l'inconventionnalité des condamnations prononcées à leur encontre par les juridictions nationales, la Cour européenne des droits de l'homme avait déjà eu l'occasion de stigmatiser le harcèlement dont sont victimes les personnalités publiques. Dans le droit fil de ces jurisprudences, l'arrêt Caroline de Monaco, rendu le 24 juin dernier à titre principal sur le fondement de l'article 8 de la Conv. EDH va encore plus loin, en faisant de la protection de la vie privée et du droit à l'image une obligation positive incombant aux États.
LE 24 JUIN 2004, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt de principe dans l'affaire Van Hannover contre Allemagne, communément appelée affaire Caroline de Monaco (1). À l'unanimité, les juges strasbourgeois ont considéré que la presse people ou « presse à sensation » ne pouvait, au nom du droit à l'information du public, violer de manière répétée le droit au respect de la vie privée et le droit à l'image de personnalités publiques, même si ces ...
Alexis GUEDJ
Avocat au Barreau de Paris, docteur en Droit, chargé d'enseignements ...
(2) Décision sur la recevabilité rendue le 8 juillet 2003 (req. n° 59320/00). Arrêt dela Cour EDH, Van Hannover c/ Allemagne, 24 juin 2004; v. F. Sudre, Chronique dejurisprudence européenne, JCP G, 2004,I, 161, p. 1579; Légipressen° 217-III, p. 209.
(3) Les juridictions allemandes avaient considéré que les atteintes dont se plaignaitCaroline de Monaco étaient justifiées au nom du droit du public à êtreinformé, la princesse ayant le rang de « personnalité absolue de l'histoire contemporaine» ; v. §. 74 de l'arrêt.
(4) V. Georges Marion et Bertrand d'Armagnac, « Caroline de Monaco gagneson procès contre les éditeurs de presse allemands », Le Monde, 2 sept. 2004.
(5) Article 46 de la Convention européenne sur la force obligatoire et l'exécutiondes arrêts, not. « l'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité desministres qui en surveille l'exécution».
(6) Caroline de Monaco réclamait 50 000 euros à titre de dommage moral et142851,31 euros au titre du remboursement de ses frais et dépens pour les nombreusesprocédures qu'elle a menées devant les juridictions allemandes contre lapresse people. Dans son arrêt du 24 juin dernier, la Cour européenne a jugé quela question de l'article 41 de la Convention (satisfaction équitable) ne se trouvait pasen état et qu'elle la réservait pour une procédure ultérieure « compte tenu de la possibilitéque la Gouvernement et la requérante parviennent à un accord» (§. 85).
(7) Sur la question de l'indemnisation, voir l'étude comparative menée par FrédéricGras entre les condamnations prononcées par le tribunal de Paris et celui de Nanterre,in« L'indemnisation des atteintes à la vie privée », Légicom, n° 20, 1999, pp. 21-
(26) V. Cour EDH, Sunday Times c/ Royaume-Uni, 26 avril 1979.
(8) V. AFP, « Décès de Lady Di : les trois photographes mis en cause relaxés »,14 septembre 2004. La cour d'appel de Paris a relaxé les trois photographespoursuivis pour avoir pris des photos de la princesse Diana et son ami Dodi Al-Fayed la nuit de leur accident mortel. Cet arrêt fait suite à l'arrêt rendu par laCour de cassation en avril 2002 qui avait mis un terme définitif aux poursuites notamment pour homicide involontaire contre neuf photographes et un motardfaisant partie du groupe qui avait pris en chasse le couple jusqu'à son accident.
(9) Sans pour autant mésestimer la portée des textes adoptés par l'Assembléeparlementaire du Conseil de l'Europe dès 1970 ; v. notre ouvrage, Liberté etresponsabilité du journaliste dans l'ordre juridique européen et international,Bruylant 2003, 459 p., spéc. pp. 347-352.
(10) Contrairement à l'idée reçue, le droit à l'information n'est pas le droit conféréà la presse de tout dire sans respecter les droits d'autrui, au mépris des règlesdéontologiques et éthiques élémentaires auxquelles sont tenus les journalistes ;v. par ex. nos obs. sous l'arrêt de la Cour EDH Bergens Tidende c/ Norvège,Journal du Droit international(éd. du Jurisclasseur), 2001, I ; « Chronique annuelledes arrêts rendus par la Cour EDH »; Liberté et Responsabilité du journaliste, ouvr.préc., spéc. pp. 206-254, « Le respect du principe de vérité de l'information ».
(11) Le droit au respect à la vie privée et le droit à l'image comme le droit àla liberté d'expression sont consacrés par le droit positif français comme ayantle même rang au sein de la hiérarchie des normes ; v. infraII- B.
(12) Résolution 1165 (1998) adoptée le 26 juin 1998. V. P. Auvret, « Le Conseilde l'Europe et la protection de la vie privée en matière de presse », Légicomn° 20,1999, pp. 97-114.
(13) Sur ce point v. notre contribution « L'homme public et la presse », in Mélangesen hommage au Doyen Cohen-Jonathan, Bruylant, 2004, 1784 p., spéc.pp. 917-935.
(14) Il est intéressant de relever la manière dont la Cour européenne cristallisedans les motifs de ses arrêts les textes déclaratoires (ou soft law) adoptés parles États membres du Conseil de l'Europe. Par là même, la Cour indique aux Étatsque les textes adoptés sous leur impulsion, même non contraignants, ne doiventpas rester des vux pieux. Cette tendance est relevable depuis l'arrêt Goodwincontre Royaume-Uni consacrant le droit des journalistes de ne pas témoigner enjustice. On la retrouve encore dans l'arrêt Roemen et Schmit rendu contre leLuxembourg le 25 février 2003. V. notre contribution, « la protection des sourcesjournalistiques : une lecture du droit positif français à l'une de la loi Perben 2 »,Légipressen° 211, mai 2004, Chro., pp. 53-59, spéc. p. 54. Concernant l'arrêtGoodwin rendu le 27 mars 1996, v. notre ouvrage, La protection du secret dessources des journalistes, Bruylant 1998, 256 p., spéc. pp. 37-92.
(15) Le jugement fut confirmé par la cour d'appel de Paris le 15 février 1994 etle pourvoi qu'elle forma devant la Cour de cassation fut rejeté le 5 novembre1996 aux motifs que « selon l'article 9 du code civil, la seule constatation del'atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation ; que la cour d'appel, après avoirconstaté l'atteinte portée au droit de Mme Grimaldi au respect de sa vie privéepar la publication litigieuse révélant sa vie sentimentale, a souverainement évaluéle montant du préjudice subi ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision».
(16) Décision sur la recevabilité, req. n° 36374/97, Prisma Presse c/ France.Le texte de la résolution 1165, bien que non encore adopté, était en gestationau sein du Conseil de l'Europe. V. également, mutatis mutandis, Cour EDH, TolstoïMiloslvasky c/ Royaume-Uni du 13 juillet 1995, §. 43.
(17) Cour EDH, décision sur la recevabilité, req. n° 54224/00 rendue le12 décembre 2000.
(18) Cour EDH, req. n° 66910/01 du 1er juillet 2002.
(19) Cour EDH, req. n° 71612/01 du 1er juillet 2003. V. également dans le mêmesens, Cour EDH, 13 mai 2003, req. n° 14929/02 rendue contre un magazinepeople espagnol.
(20) V. not. Cour EDH Prager et Oberschlick c/ Autriche, 26 avril 1995, §. 38 ;Oberschlick n° II c/ Autriche du 1er juillet 1997 ; Tammer c/ Estonie, 6 février2001, §§. 59-63 ; v. notre ouvrage, Liberté et responsabilité du journaliste, préc.,spéc. pp. 91-94.
(21) Sur la protection du droit à l'image, v. l'arrêt rendu par la Cour européennedans l'affaire News Verlags gmbH & CoKG c/ Autriche du 11 janvier 2000 ; égalementCommission EDH, Schüssel c/ Autriche, req. n° 42409/98 du 21 février2002; v. notre ouvrage, Liberté et responsabilité du journaliste, 2003, réf. préc.pp. 387-390; F. Sudre, Chronique précitée, JCP G2004, I, 161, p. 1579; L. Mosaret P. Georgen, Liberté d'expression dans les médias, éd. Saint-Paul, 2004, 419pages, spéc. p. 241 et notes 16 et 17.
(22) Un cadrage important a été opéré par la jurisprudence européenne, imposantaux journalistes de respecter le principe de vérité et d'honnêteté dans ladiffusion de l'information ; v. supranote n° 9.
(24) V. Cour EDH, Sunday Times et Observer & Guardian, 26 nov. 1991, §. 59 ;Bladet Tromso et Steensaas c/ Norvège, 20 mai 1999, §. 59
(25) V. note n° 18, supra.
(27) Cour EDH, Jersild c/ Danemark, 23 septembre 1994, §. 31-4 ; v. G. Cohen-Jonathan, « Discrimination raciale et liberté d'expression ; à propos de l'arrêtdu 23 sept. 1994, Jersild c/ Danemark », RUDH, 1995, vol. 7, pp. 1-9.
(28) V. G. Cohen-Jonathan et E. Dreyer, « Recel de violation de secret professionnelet garantie de la liberté d'information », Légipressen° 160, 1999, II, pp.33-40, spéc. p. 35; A. Guedj, Liberté et responsabilité du journaliste, réf. préc.,pp. 416-426.
(29) V. Cour EDH, Hartford c/ Royaume-Uni, 25 juin 1997, §. 45.
(30) V. Cour EDH, Artico c/ Italie, 13 mai 1980, §. 33.
(31) Il est relevable que la Commission européenne des droits de l'homme avaitdéjà fait émerger sur le fondement de l'article 10 de la Convention européennel'existence pour l'État de fournir une protection horizontale positive au droit aurespect de la vie privée en limitant la liberté d'information ; v. Winner c/ RU, req.n° 10871/84 du 10 juillet 1998 ; aussi Commission EDH, Earl Spencer andCountess Spencer c/ RU, req. nos 28851/95 et 28852/95 rendues le 16 janvier1998 ; v. A. Guedj, Liberté et responsabilité du journaliste, ouvr. préc.,pp. 366-369.
(32) V. F. Sudre, « Les obligations positives dans la jurisprudence européennedes droits de l'homme », Rev. trim. dr. h., 1995, pp. 363-384, spéc. p. 369.C'est d'ailleurs ce qu'affirmait, sur un autre aspect de la protection de l'article 8,l'arrêt CEDH Young, James et Webster c/ RU du 13 août 1981 (série A, n° 44)confirmé par l'arrêt X et Y c/ Pays-Bas rendu le 26 mars 1985 (série A, n° 91).
(33) F. Sudre, « Les obligations positives dans la jurisprudence européenne »,art. préc., p. 377.
(34) L'article 17 du Pacte international de 1966 développant l'article 12 de laDéclaration universelle des droits de l'homme disposant que « nul ne sera l'objetd'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance,ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personnea droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou te telles atteintes.»
(35) V. Manfred Nowak, inUN, CCPR Commentary, Engel, 1993 : « Even thoughthe drafter of Article 19 expressly adopted the right to seek information actively,this does nothing to change the duty on State parties flowing from Article 17to protect intimacy of individual against sensational journalism», p. 3534, §. 42.
(36) V. G. Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l'homme,PUAM, 1989, p. 466.
(37) V. notre ouvrage, Liberté et responsabilité du journaliste, réf. préc. spéc.pp. 358-361.
(38) V. Cass. civ. 1re, 23 octobre 1990, BC n° 222, jurisprudence constante.
(39) Cass. civ. 1re, 23 avril 2003, Pourvoi n° 01-01851 ; Gaz. Pal., 2003 noteD. Amson; Dalloz2003, p. 1850 note C. Bigot ; J. Ravanas, note sous l'arrêt,JCP G2003, II, 10085, pp. 999-1001.
(40) V. CA Paris (1re B), 6 novembre 2003 ; Gaz. Pal., 16-17 janvier 2004,pp. 12-15 ; CA Paris (1re B), 18 mars 2004, Gaz. Pal., 5 août 2004, pp. 18-19
(41) Les deux droits ayant valeur constitutionnelle ; pour la liberté de la presse(décision n° 84-181 DC) et pour la vie privée protégée sur le fondement de l'article2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (décision n° 99-416 du 23 juillet 1999 ; décision n° 99-419 sur le Pacs).
(42) Sur cette approche pragmatique, v. Cass. civ. 1re, 30 mai 2000, D.2001,J, note J. Ravanas ; Cass. civ. 23 avril 2003 (préc.).
(43) Cass. civ. 1re, 9 juillet 2003, SA Figari et a c/ V; JCP G, 2003, II, 10139note J. Ravanas ; JCP G, 2004, I, 147, note B. de Lamy.
(44) Sur les critères pris en considération par le juge judiciaire, v. P. Sergeant,« Les limites posées à la liberté d'informer dans le cadre de la vie privée : la tentationde l'arbitraire », Légipressen° 208, Chro., pp. 1-7; aussi et contra, C. Bigot,« La liberté de l'image dans tous ses états », Légipressen° 214, III, pp. 156-160, spéc. pp. 159-160.
(45) On lira avec profit la contribution de Jean Morange, « La protection de laréputation ou des droits d'autrui et la liberté d'expression », in Mélanges en l'honneurdu Doyen Cohen-Jonathan, Bruylant, réf. préc. spéc. pp. 1247-1263. Surle droit pénal de protection de la vie privée, v. E. Dreyer, Droit de l'information Responsabilité pénale des médias, Litec, 2002, 454 p., spéc. pp. 339-358.
(46) Déclaration des droits et des devoirs des journalistes, in Les droits et lesdevoirs des journalistes, Textes essentiels, 2e éd., éd. CFPJ.
(47) V. notre ouvrage, Liberté et responsabilité du journaliste, réf. préc., spéc.pp. 341-344.
(48) Il convient cependant de ne pas mésestimer l'appétence du public pourles magazines people qui jouent au sein des sociétés industrialisées un rôlesocial évident. V. sur ce point, Ph. Bilger, Plaidoyer pour une presse décriée,Éd. Filipacchi, 2001, 124 p. ; E. Bardelot, Lire la presse people, Mémoirede DEA de Sciences de l'Information et de la Communication, Université deLyon II, 1999.
(49) V. H. Mazeaud inPréface de l'ouvrage de Pierre Kayser, La protection dela vie privée par le droit, éd. Economica, 1995, 605 p., pp. I-IV ; v. E. Derieux etF. Gras, « Vie privée et liberté d'informer », Légipresse n° 148, Chro.,pp. 1-10 ; S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée,LGDJ, 1995, n° 22 et s., préf. G Viney.
(50) V. E. Dreyer, « Pitié pour le code civil ! », LPA, 6 mai 2004, n° 91, pp. 3-4.Sur ce point on lira avec profit la Résolution 428 (1970) adoptée par l'Assembléeparlementaire du Conseil de l'Europe ; la Recommandation (582) préconisantl'élaboration d'un protocole à la Convention EDH venant préciser comment protégerde manière effective le droit au respect de la vie privée. Sur l'effectivitédu droit au respect de la vie privée (et du droit à l'image), v. l'arrêt rendu par laCour fédérale de Karlsruhe le 11 octobre 2004, qui a alloué à la fille de Carolinede Monaco la somme de 76 694 euros de dommages et intérêts en raison dela publication de photographies volées publiées par deux magazines people.