La cour d'appel de Nîmes, dans un arrêt du 8 avril 2004, a infirmé un jugement condamnant l'éditeur Léo Scheer sur le fondement de l'article 227-24 du code pénal du fait de la publication, par cette jeune maison d'édition, d'un roman assez singulier. Cet arrêt fait lui-même écho à celui par lequel le Conseil d'État n'a pas cru devoir sanctionner le non-usage par le ministre de l'Intérieur, à l'égard du même roman, des pouvoirs d'interdiction que lui confère l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse. Si ces deux solutions ont avantageusement mis un terme à un litige qui a inquiété l'édition littéraire, la production audiovisuelle et cinématographqiue, elles ont néanmoins éludé les questions que pose le principe même d'une responsabilité juridique de l'écrivain ou de l'artiste.
LA COUR D'APPEL DE NÎMES a rendu, le 8 avril 2004, un arrêt qui intéresse à plus d'un titre la question des mauvais penchants dans les uvres littéraires et artistiques. En effet, la cour d'appel a cru devoir infirmer un jugement du tribunal correctionnel de Carpentras dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas passé inaperçu dans la presse et dans l'édition.En l'occurrence il s'agit du jugement en date du 27 mars 2003 condamnant, sur le fondement de l'article 227-24 du ...
Pascal MBONGO
Professeur des facultés de droit à l'Université de Poitiers Président de ...
(2) Lettre du 11 octobre 2002 citée par Le Monde, 13 octobre 2002.
(3) CE Ass., Promouvoir, 10 mars 2004, AJDA, 10 mai 2004, conclusions Boissard,p. 983 ; JCP, Act, 13 avril 2004, n° 16, p. 558, note J. Moreau.
(4) L'enjeu pour le juge administratif n'était d'ailleurs pas tant l'affirmation d'uneobligation d'exercice par le ministre des prérogatives énoncées par l'article 14de la loi de 1949 cette obligation avait déjà été posée par le Conseil d'Étatmais circonscrite à la police du cinéma que l'extension aux publications depresse, au sens très large que la loi du 29 juillet 1881 donne à cette notion,de cette obligation d'agir. Aussi est-ce en se retranchant derrière le fait quecette obligation était légitimée dans un cas par l'organisation de la liberté cinématographiquesous la forme d'un régime préventif (le visa cinématographique),l'aménagement de la liberté de la presse à travers un régime répressifjustifiant quant à elle que le juge administratif s'accommode en revanchedans cette matière d'une possible inaction administrative.
(5) Cette indépendance ressort d'une part de ce que les champs d'applicationrespectifs de ces deux dispositifs légaux ne se recoupent pas nécessairementet, d'autre part, de ce que l'article 14 de la loi de 1949 organise sa propre répressionpénale de toute violation des interdictions administratives prononcées parle ministre de l'Intérieur.
(6) « Se situant dans la filiation des 120 journées de Sodome du marquis deSade, tout en s'inspirant, de très loin, du Cantique des Cantiques, cet ouvrage»,assurait la commissaire du gouvernement Boissard, « aux prétentions littéraires[sic] décrit de manière crue et complaisante[sic] les différents sévices sexuelsinfligés par le tueur-narrateur à ses jeunes victimes[ ] ». L'ouvrage litigieux,ajoutait-elle, « peut s'analyser comme un message violent et pornographiqueau sens de l'article 227-24 du code pénal et[qu'ainsi] , vendu sans précautionparticulière dans les librairies généralistes, il est évidemment susceptible d'êtrediffusé à des mineurs».
(7) V. d'Alexandre Najjar, Ernest Pinard. Le procureur de l'Empire, Balland, 2001.
(8) Le Monde, 4 avril 2003.
(9) On rappellera que cette demande est devenue sans objet depuis que leConseil d'État a admis que les pouvoirs d'interdiction reconnus au ministre del'Intérieur par cette disposition méconnaissaient les stipulations de l'article 10de la Conv. EDH (CE, 7 février 2003, GISTI, AJDA, 2003, p. 996, note F. Julien-Laferrière ; Légipressen° 210-III, p. 60, com. : P. Wachsmann).
(10) Pour une compréhension historiciste de ce texte, v. de Th. Crépin et Th.Groensteen (coord.), On tue à chaque page ! La loi de 1949 sur les publicationsdestinées à la jeunesse, Ed. du Temps, 1999.
(11) Justice et édition : Plaidoyer pour une justice adaptée, Syndicat national del'édition, 2003
(12) SNE, Justice et édition, op. cit., p. 15-16.
(13) Entretien à L'Express, 11 mai 2002.
(14) SNE, Justice et édition, op. cit., p. 28. Échappent ainsi aux incriminationsdes lecteurs-citoyens : les ouvrages scientifiques, techniques et professionnels ;les ouvrages de sciences humaines et sociales ; les dictionnaires et encyclopédies; les ouvrages pratiques (guide du tourisme et manuels de savoir-vivre),les manuels scolaires et parascolaires ; les beaux-livres.
(15) Rien n'est sacré, tout peut se dire. Réflexions sur la liberté d'expression,La Découverte, 2003.
(16) Ainsi en est-il de la distinction que développe à l'occasion la Cour suprêmeentre le fait d'exprimer une idée ou une opinion et le fait d'accomplir une action,distinction que s'approprie précisément R. Dworkin lorsqu'il affirme : « Je m'opposeà toute restriction de la liberté de parole, à toute forme de censure contreun discours même raciste ou sexiste. Je ne ferai qu'une exception : si vous arrivezau milieu d'une foule en colère, une corde à la main, et si vous désignez unnoir en criant Pendez-le !, alors vous méritez d'être poursuivi. » (cité parR. Vaneigem, op. cit., p. 61). Pour une compréhension plus générale du traitementjuridictionnel du 1er amendement, v. de L. Grosclaude, La liberté d'expressiondans la jurisprudence constitutionnelle de la Cour suprême des États-Unis, thèse de doctorat en droit de l'Université Paris II, 2003.
(17) Le plus cocasse étant que celui qui, en 1977, théorisait cette écriturede soi S. Doubrovsky avec son Fils s'est lui-même formalisé de la manièredont il était supposément décrit par son propre neveu, M. Weitzmann, dans sonroman Chaos(Le Monde, 21 août 1997 et 5 sept. 1997).
(18) TGI, Carpentras, 25 avril 2002, Bonnet et autres c/ Flammarion etHouellebecq, Légipresse, n° 192, juin 2002, I, p. 76.
(19) L'ouvrage de M. Lindon a consisté, selon l'analyse des juges, en une « juxtapositionau sein d'une intrigue imaginaire, d'une part, de divers personnagesde fiction et, d'autre part du président du Front national, personne réelle, quiconstitue le pivot vis-à-vis desquelles les personnages imaginaires vont se définiret évoluer tout au long du roman».
(21) Plus générale en ce sens que son champ d'application déborde le cadredes uvres littéraires ou artistiques.
(22) S'il est légitime pour le travail journalistique, comme le répète inlassablementla Cour européenne des droits de l'homme, de comprendre « une certainedose d'exagération et de provocation » (CEDH, 26 avril 1995, Prager etOberschlick c/ Autriche; et plus récemment, CEDH, 27 mai 2004 Rizos et Daskasc/ Grèce), on comprendrait mal que la Cour admette moins cette exagérationet cette provocation pour les uvres littéraires ou artistiques, compte tenunotamment de ce que cette exagération et cette provocation peuvent participerde la définition même du projet littéraire ou artistique.
(23) Sur cet accomplissement du protocole de Georges Bataille (« Le monden'est habitable qu'à la condition que rien n'y soit respecté») et sur les problèmesthéoriques qu'il pose : J. Soulillou, L'impunité de l'art, Ed. du Seuil, 1995 ;N. Heinich, Le triple jeu de l'art contemporain : sociologie des arts plastiques,Éditions de Minuit, 2002 ; B. Edelman et N. Heinich, L'art en conflits : L'uvrede l'esprit entre droit et sociologie, La Découverte, 2002, sp. p. 247 et s.
(24) Sur ces batailles voir les mémoires de J.-J. Pauvert, La traversée du livre,Ed. Viviane Hamy, 2004.
(25) V. les débats à propos de la classification du Hustler Whitede B. LaBruceet R. Castro, du Baise-moide V. Despentes, du Romance Xou de L'Anatomiede l'enferde C. Breillat, du Ken Parkde Larry Clark (Sur ce dernier cas, v. : CE,4 février 2004, Ass. Promouvoir, JCP G2004, II, 10 045, note P. Tifine ; JCP Act13 avril 2004, p. 559, conclusions de Silva) ; v. également les polémiques nourriesen 1997 par la diffusion tardive par France 2 du film L'Adultère (mode d'emploi)de Chr. Pascal ou de L'Appâtde B. Tavernier.
(26) V. B. Edelman et N. Heinich, op. cit., p. 253.
(27) V. supra, note 21.
(28) V. sur ce point: M. Dagnaud, Médias et violence. L'état du débat, Problèmespolitiques et sociaux, mars 2003, n° 886 ; R. Boudon, « Les effets de la violenceà la télévision : ce que la sociologie peut apporter à la réflexion », in Jeunes,éducation et violence à la télévision, PUF, 2003 (J. Cluzel, dir.). On notera d'ailleursque : 1) ce débat se développe principalement autour des créations audiovisuellesmais sans que l'on sache si le livre peut être mis sur le même plan quel'image ; 2) que les créations audiovisuelles qui servent de base aux analysesdes uns et des autres peuvent avoir un caractère fictionnel plus ( ScreamdeW. Craven ou Irréversiblede Gaspard Noé) ou moins certain (les snuff movies),ainsi qu'une diffusion plus ou moins confidentielle.
(29) Il convient en effet de distinguer, à l'intérieur de la jurisprudence de la Coureuropéenne des droits de l'homme fondée sur l'article 10 de la Convention,entre d'une part les principes de référence de la Cour autrement dit les soubassementsphilosophiques de sa jurisprudence et ses prescriptions autrementdit sa définition de ce que les États peuvent faire (par exemple punir lenégationnisme ou le révisionnisme) ou ne pas faire (par exemple instituer à lacharge des journalistes une obligation générale et absolue de révélation de leurssources). Cette distinction est importante dans la mesure où les partisans d'une« exception légale d'uvre littéraire et artistique » ne peuvent invoquer l'article10 de la Conv. EDH en faveur de leur démarche qu'à un double prix : uneindifférence à l'égard de l'ambivalence manifeste de certaines prescriptionsénoncées sur le fondement de l'article 10 de la Convention par la Cour onpeut en effet discuter du caractère libéral ou non de sa validation d'une incriminationdu blasphème par les États parties à la Convention ; une surdéterminationde l'importance de principes dont on croit, discutablement, que la Couren a la paternité il s'agit souvent de propositions admises depuis très longtempspar les libéraux et que ces principes ont en eux-mêmes une portée normative,autrement dit qu'ils déterminent nécessairement et directement telle outelle prescription de la Cour. Cette double caractérisation des principes de laCour EDH au titre de l'article 10 de la Convention vaut notamment pour le pluscélèbre de ces principes, celui qui veut que « la liberté d'expression constituel'un des fondements essentiels d'une société démocratique [ ] » (AffaireHandyside, 1976).
(30) C'est précisément de cette logique que participe l'ouvrage précité duSyndicat national de l'édition.