La dimension internationale de la communication constitue la conséquence la plus essentielle de l'évolution des techniques et de leurs usages. C'est elle qui pose, aujourd'hui, les questions les plus délicates. Face à une communication transfrontière ou sans frontières, quelle(s) loi(s) appliquer et quelle(s) juridiction(s) considérer comme compétente(s), en cas de litige ? La diffusion de l'image d'accusés (M. Dutroux, B. Cantat) prise, dans les salles d'audience, à l'occasion de procès se déroulant à l'étranger, tout comme celle des victimes des attentats de Madrid, constituent une illustration de ces difficultés. En l'absence d'accords internationaux sur ce point, la réponse dépend de chacun des États, avec tous les risques de contradictions et de conflits de lois que cela comporte. Dans le cadre de l'Union européenne, une Proposition de règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (dit Rome II) s'efforce d'apporter quelques éléments de solution.
LA COMMUNICATION ignore désormais les frontières des États. Elle acquiert ainsi une dimension internationale quasi naturelle et automatique. Quand bien même ne le voudrait-on pas, la technique et ses usages donnent ainsi vie au principe international ou européen de liberté d'expression, « sans considération de frontière(s) » (1) et à celui, probablement plus puissant, tant dans le cadre de l'Union européenne que de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), du libéralisme ...
Emmanuel Derieux
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
(2) Selon la formulation : de l'article 19 de la Déclaration universelle des droitsde l'homme, de décembre 1948; de l'article 19 du Pacte international relatif auxdroits civils et politiques, de décembre 1966 ; de l'article 10 de la Conventionde sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, denovembre 1950; de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Unioneuropéenne Pour tous ces textes, voir notamment : Derieux, E., Droit de lacommunication. Droit européen et international. Recueil de textes, VictoiresÉditions.
(3) Voir notamment : Derieux, E., Droit européen et international des médias,LGDJ, 2003, 280 p.
(4) Sur ce thème, voir notamment : Cousin, A., « Les règles de droit internationalprivé et la responsabilité délictuelle sur l'internet », Gaz. Pal., 15 avril 2001 ;Dessemontet, F., « Internet, les droits de la personnalité et le droit internationalprivé », Medialex, juin 1997, pp. 77-86 ; Gautier, P.-Y., « Du droit applicabledans le village planétaire au titre de l'usage immatériel des uvres », Dalloz1996, chron. 131 ; Pech, L., « Conflit de lois et compétences internationalesdes juridictions françaises », Juris Classeur Communication, fasc. 3000 ;Salvadé, V., « Services en ligne et violations du droit d'auteur : l'union incertainede la territorialité et du réseau mondial », Medialex, septembre 2000, pp. 143-150; Vivant, M., « Cybermonde: droit et droits des réseaux », JCP1996.I.3969.
(5) À l'échelle internationale ou universelle, sinon régionale et notamment européennedans laquelle il y a assurément plus de possibilités d'action.
(6) S'il en était véritablement ainsi, les règles, garanties et limites étant alors lesmêmes, le fait d'être jugé par la juridiction de l'un ou l'autre pays, en applicationde telle ou telle loi nationale, n'aurait pas plus d'incidence que le fait del'être, aujourd'hui, par la (ou l'une des) juridiction(s) territorialement compétente(s) d'un pays donné.
(7) « Pour les acteurs, la prévisibilité de la loi applicable à leur activité reste d'unegrande importance. Or, l'étude des règles de conflit en vigueur dans les Étatsmembres révèle non seulement la diversité des solutions retenues, mais égalementune grande incertitude juridique [ ] Les facteurs de rattachement prisen considération dans les autres États sont multiples : le siège de l'éditeur, voirele lieu où le produit a été édité ou publié (Allemagne et Italie, dans le cadre del'option accordée à la victime) ; le lieu où le produit a été diffusé et porté à laconnaissance des tiers (Belgique, France, Luxembourg) ; le lieu où la victimebénéficie d'une certaine notoriété, présumé comme celui de sa résidence habituelle(Autriche). D'autres États membres suivent le principe dit de faveur à lavictime en lui accordant une option (Allemagne, Italie) ou en appliquant la loi dulieu de dommage lorsque l'application de la loi du lieu du fait générateur ne permetpas l'indemnisation (Portugal). La solution du Royaume Uni se démarquefortement de celles des autres États membres en ce qu'elle introduit un traitementdifférencié selon qu'une publication a été diffusée au Royaume Uni ou àl'étranger : pour les premières, la seule loi applicable est celle du lieu de diffusion; pour les dernières, le juge procède par application cumulative de la loi dulieu de diffusion et de celle du for. Cette dernière règle vise à protéger la pressenationale qui ne peut être condamnée par les tribunaux anglais lorsqu'une tellecondamnation n'est pas prévue par le droit anglais.» (Exposé des motifs de laProposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicableaux obligations non-contractuelles Rome II).
(8) Voir notamment : Derieux, E., « La loi du 15 juin 2000 et le droit de la communication», Petites affiches, 18 juillet 2000, pp. 16-19.
(9) Voir notamment : Derieux, E., « Faut-il abroger la loi de 1881 ? », Légipresse,n° 154.II.93-100.
(10) Cour de cassation, 1re ch. civ., 14 janvier 1997, Dalloz 1997.J.177, noteM. Santa-Croce. Voir aussi, sur cette même affaire, l'arrêt de la cour d'appelde renvoi : cour d'appel de Paris, 1re ch., 21 janvier 2000, Gordon et Breach,Dalloz, 2002.somm comm. 1389, obs. B. Audit.
(11) Cour d'appel de Paris, 1re ch., 13 janvier 2003, Consorts c/ Sté éditionsdu Seuil, JCP2004.II.10018, note C. Chabert.
(12) La position française est en cela tout à fait conforme à l'état actuel (qu'ellea sans doute, en partie, inspiré !) de la Proposition de Règlement du Parlementeuropéen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuellesdite Rome II (voir ci-dessous) qui, en son article 6, prévoit que « la loi applicableà l'obligation non contractuelle résultant d'une atteinte à la vie privée ouaux droits de la personnalité est celle du for lorsque l'application de la loi désignéepar l'article 3 serait contraire aux principes fondamentaux du for en matièrede liberté d'expression et d'information ». Sur cette proposition, voir notamment:Lantz, P., « À propos de Rome II », Légipresse, n° 204.I.127-128; Verbiest,Th., « Proposition de Règlement loi applicable aux obligations non contractuelles(Rome II) : adaptée aux nouvelles technologies de la communication ? »,Communication Commerce électronique, novembre 2003, pp. 10-12 ; Légicomn° 30 « Le droit de la communication à l'épreuve de l'Europe ».
(13) Cour d'appel de Paris, 1re ch., 13 janvier 2003, Consorts c/ Sté éditionsdu Seuil, précité.
(14) Dans un arrêt du 22 décembre 1959, la Cour de cassation a ainsi poséque : « les étrangers jouissent en France des droits qui ne leur sont pas spécialementrefusés[ ] Aucun texte ne prive les étrangers, auteurs d'uvrespubliées ou représentées originairement hors de France, de la jouissance, enFrance, du monopole d'exploitation[ ] La Cour d'appel, qui énonce que lesauteurs puisent dans la législation du pays d'origine des uvres litigieuses undroit privatif sur celles-ci, a décidé à juste raison que la protection civile contreles atteintes portées, en France, aux droits dont ils avaient la jouissance devaitêtre exercée par application de la loi française» (Cour de cassation, 1re ch. civ.,22 décembre 1959, Sté Fox Europa c/ Sté Le chant du monde, Dalloz1960.J.93,note G. Holleaux ; RTDCOM 1960.351, note H. Desbois). C'est en partie ainsiqu'a jugé la Cour de cassation à propos de l'utilisation, en France, de l'enregistrementde la prestation d'une artiste-interprète réalisé en Belgique. Alorsque, comme l'avaient fait les premiers juges, la société française productricedu vidéogramme incorporant cette prestation, sans l'autorisation de l'artisteinterprète(Fabienne Gras, dite Lara Fabian), se référait, dans son pourvoi, auprincipe selon lequel la détermination du titulaire des droits est soumise à la loid'origine de l'uvre ou de la prestation et demandait, en conséquence, qu'ilsoit fait application, à cet égard, de la loi belge, la Cour de cassation considèreque « la cour d'appel a exactement retenu que l'utilisation de la prestation del'artiste et la production de la vidéomusique, uvre nouvelle, dès lors qu'ellesavaient été faites en France, étaient soumises à la loi française et non à la loibelge d'origine de l'uvre» ou peut-être plus exactement de la prestation(Cour de cassation, 1re ch. civ., 9 décembre 2003, Sté Universal Music et SCPPc/ SNAM et SPEDIDAM, Juris-Data n° 2003-021330 ; Légipresse, n° 209-01).
(15) Sur cette question, voir notamment : Bergé, J.-S., La protection internationaleet communautaire du droit d'auteur, LGDJ.
(16) Voir notamment, en ce sens, l'arrêt de la 1re chambre civile de la Cour decassation, du 22 décembre 1959 (Dalloz, 1960.J.93, note G. Holleaux) « majoritairementinterprété par la doctrine française comme signifiant que l'existenced'une uvre protégeable et la détermination du titulaire initial du droit sont régiespar la loi du pays d'origine, le contenu des droits et le régime de protection relevantdu pays de protection» (Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique,Rapport de la Commission spécialisée portant sur la loi applicable enmatière de propriété littéraire et artistique, décembre 2003, p. 7).
(17) Voir notamment l'arrêt rendu dans l'affaire Huston (à propos de la coloration,en vue de sa diffusion à la télévision, d'un film initialement tourné ennoir et blanc), le 28 mai 1991, par la 1re chambre civile de la Cour de cassationqui écarte l'application de la loi américaine s'agissant de la détermination destitulaires de droits sur l'uvre cinématographique en cause ( JCP, éd. G.,1991.II.21731, note A. Françon ; JCP, éd. E., 1991.II.220, note J. Ginsburg etP. Sirinelli ; Rev. Crit. Dip. 1991.752, note P.-Y. Gautier).
(18) Cour de cassation, 1re ch. civ., 5 mars 2002, JCP2002.II.10082, note H. MuirWatt.
(19) L'article 1er de la Directive ajoute encore : « d) Lorsqu'une communicationau public par satellite a lieu dans un pays tiers qui n'assure pas le niveau de protectionprévu au chapitre II :si les signaux porteurs de programmes sont transmis au satellite à partir d'unestation pour liaison montante située dans un État membre, la communication aupublic est réputée avoir eu lieu dans cet État membre et les droits prévus au chapitreII peuvent être exercés contre la personne exploitant cette station ; ou s'iln'est pas fait appel à une station pour liaison montante mais qu'un organisme deradiodiffusion situé dans un État membre a délégué la communication au public,celle-ci est réputée avoir eu lieu dans l'État membre dans lequel l'organisme deradiodiffusion a son principal établissement dans la Communauté [ ] ».
(20) CJCE, 7 mars 1995, Fiona Shevill, Dalloz 1996.J.61, note G. Parléani ; RTDE,1995.605, note M. Gardenes-Santiago, Rev. Crit. Dip.1996.487, note P. Lagarde.
(21) Lantz, P., « À propos de Rome II », Légipresse, n° 204.I.127-128; Verbiest, Th.,« Proposition de Règlement loi applicable aux obligations non contractuelles(Rome II) : adaptée aux nouvelles technologies de la communication ? »,Communication. Commerce électronique, novembre 2003, pp. 10-12. Voir égalementdes analyses de cette proposition de Règlement dans Chabert, C., note souscour d'appel de Paris, 13 janvier 2003, Consorts c/ Sté Éditions du Seuil, JCP2004.II.10018; Légicomn° 30 « Le droit de la communication à l'épreuve de l'Europe ».La proposition de Règlement s'explique, dans l'exposé des motifs, sur la diversitédes règles de conflit en vigueur dans les différents États membres et sur les inconvénientsqui en découlent et insiste sur la nécessité d'une harmonisation.
(22) Voir notamment : Hugot, J.-Ph., « La compétence universelle des juridictionsfrançaises en matière délictuelle : vers des enfers numériques »,Légipresse, n° 185.II.119-123.
(24) Voir notamment : Derieux, E., « Poursuite et répression des infractions »,Droit de la communication, LGDJ, 4e éd., 2003, pp. 392-414.
(25) Entraînant l'extension de leur application à l'action civile, allant jusqu'à excluretoute action en réparation sur le fondement du régime général de responsabilité desarticles 1382 et suivants du code civil. Il en est notamment ainsi depuis l'arrêt del'assemblée plénière de la Cour de cassation, du 12 juillet 2000, dont le principe aété maintes fois repris, selon lequel: « les abus de la liberté d'expression prévus etréprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement del'article 1382 du code civil» (voir notamment: Cour de cassation, ass. plén., 12 juillet2000, Consorts Erulin, Petites affiches, 14 août 2000, note E. Derieux; Cour decassation, 2e ch. civ., 8 mars 2001, AGRIF c/ J.-C. Godefroy, Petites affiches, 18 mai2001, note E. Derieux; Cour de cassation, 2e ch. civ., 29 mars 2001, J. Kiffer c/ StéPrisma Presse, Petites affiches, 14 juin 2001, note E. Derieux ) Pour des développementsrécents sur cette question, voir notamment: Dreyer, E., « Qu'est devenuela responsabilité civile en matière de presse? », note sous Cass. 2e civ., 9 octobre2003, Dalloz, 2004.J.590; Martin-Valente, S., « La place de l'article 1382 du codecivil en matière de presse », Légipresse, n° 202.II.71-77 et n° 203.II.89-94.
(26) « Certes, la règle issue de la jurisprudence Fiona Shevill a, à cet égard,quelques mérites. Dans de nombreux litiges, le pays où la plus grande partie dudommage survient reste le pays où réside l'ayant droit, si bien que cette règlepermet à ce dernier de saisir un tribunal qu'il connaît. S'il se trouve, comme cesera il est vrai de plus en plus le cas avec internet, que le préjudice est disséminé,la règle a le mérite de limiter le nombre de procédures pour peu que lavictime soit prête à saisir le tribunal du pays d'établissement de la personneresponsable du dommage. Toutefois, la règle, étendue au niveau mondial, auraitle grave inconvénient de faire jouer un rôle prépondérant aux juridictions du paysd'établissement du contrefacteur qui est, ainsi, incité à se réfugier dans desparadis numériques. Le Conseil d'État, dans son rapport de 1998 sur Internetet les réseaux numériques avait proposé, pour pallier cette difficulté et éviterles coûts de procédure importants qui sont liés aux procédures conduites àl'étranger[ ] que les titulaires de droits puissent saisir un tribunal autre quecelui du seul pays d'émission pour réparer l'intégralité du préjudice subi au planmondial. La Commission, s'inspirant de la solution préconisée par le Conseild'État, souhaite que la victime puisse s'adresser, indépendamment du tribunalde lieu d'établissement du responsable du dommage, aux juridictions de sonpropre pays de résidence pour réparer l'intégralité du préjudice qu'elle a subi,sauf si l'essentiel du préjudice est subi dans un seul pays auquel cas les juridictionsde ce pays seraient compétentes.» (Conseil supérieur de la propriétélittéraire et artistique, Rapport de la commission spécialisée portant sur la loiapplicable en matière de propriété littéraire et artistique, décembre 2003, p. 24).
(27) « À quoi bon perdre son latin dans ces va-et-vient incessants entre diversunivers juridiques insaisissables qui ne se rejoignent jamais, alors que le conflitde lois peut être évité par l'harmonisation des législations nationales? » (Lucas, A.,« Droit applicable », in Association littéraire et artistique internationale-ALAI,Copyright-Internet World, 2002, pp. 22-36). Partiellement réalisée en droit d'auteur,cette harmonisation des droits nationaux, du fait de conventions internationaleset de textes européens, est beaucoup moins avancée dans les autresdomaines du statut du contenu ou régime de responsabilité des médias
(28) Exposé des motifs de la Proposition de Règlement du Parlement européenet du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II).
(29) La problématique et les perspectives se trouvent résumées dans lesremarques que X. Linant de Bellefonds formule à propos des droits d'auteur etdes droits voisins (mais on peut sans doute l'étendre à l'ensemble du régimede responsabilité des activités de communication) dont il souligne qu'ils « sontpar nature à vocation internationale car leur objet est incorporel, de telle sortequ'ils se prêtent à une exploitation simultanée ou successive dans plusieurspays[ ] Une contradiction est apparue entre le caractère international de l'exploitationet le caractère national des lois la protégeant. Le principe juridiquedominant la matière, en droit français comme dans la plupart des pays, est celuidit de la territorialité et de l'indépendance des lois : chaque pays protège selonsa loi, or ces lois sont sensiblement différentes. Les règles du conflit des loisdoivent donc être appelées pour régler les situations caractérisées par des rattachementsà plusieurs droits. En pratique, l'inconvénient est moins grave qu'ilne paraît car des conventions internationales ont été passées pour donner auxauteurs ainsi qu'aux artistes-interprètes une protection minimale. Pour le cadreeuropéen, le droit communautaire joue dans le sens de l'uniformisation.» ( Droitsd'auteur et droits voisins, Dalloz, p. 453).
(30) Derieux, E., « L'avenir du droit des médias. Le défi des nouveaux médias »inUniversité Panthéon-Assas (Paris 2), Clés pour le siècle, Dalloz, 2000, pp.493-506.