Les procès intentés par des personnes publiques en violation de leur vie privée et de leur droit à l'image posent la question de savoir qu'est-ce qui, s'agissant d'individus exposés régulièrement aux médias, ressort de la vie privée de ceux-ci et quels éléments peuvent être divulgués sous couvert du droit à l'information du public et du devoir d'informer des journalistes. La frontière à ne pas franchir n'est pas aisée à définir. En effet, il ne s'agit pas uniquement de savoir si telle ou telle tranche de vie ressort de la sphère privée de l'intéressé, encore faut-il prendre en compte d'autres critères, tels que le comportement passé de celui qui s'insurge contre le récit de sa vie, ou encore la connaissance du grand public qui a pour conséquence que certaines tranches de vie privée, du fait de leur caractère notoire, rentrent en quelque sorte dans le domaine public. Face à de telles incertitudes c'est au juge qu'il revient de trancher.
DANS TROIS ARRÊTS rendus pour l'un, le 3 avril 2002 (1) et pour les suivants, le 23 avril 2003, la Cour de cassation a confirmé l'existence d'un droit à l'information sur certains faits de vie privée, qui compte tenu de leur dimension ainsi que de la notoriété de ceux qu'ils intéressaient, avaient pris le caractère de fait public : il a ainsi été jugé que la rupture du couple d'une princesse monégasque constituait un fait public, l'incartade de son époux, un événement ...
(2) Sur l'arrêt du 3 avril 2002, voir : D. 2002, Jur. p. 3164, note C. Bigot ;E. Derieux, « Du malheur d'être née princesse », Petites Affiches, 6 mai 2002,p. 16 ; G. Loiseau, « Variations sur la protection de la vie privée », Légipressen° 195, octobre 2002, p. 171 ; C. Caron, D. 2003, somm. p. 1543 ; A. Toucas,E. Juillard, « Vive la vie privée ! », Légipressen° 200, avril 2003, page 43.
(3) Dominée par un principe de base énoncé à l'article 9 du code civil : « Chacuna droit au respect de sa vie privée», assorti ensuite d'une règle processuelle.
(4) Cf. sur ce sujet C. Bigot, « La poursuite de la rénovation du régime de l'atteinteà la vie privée », D.2003, p. 1854
(5) C. Bigot, v. note 3 supra.
(6) A. Toucas, E. Juillard, v. note 1 supra.
(7) Sans parler ici de l'autre volet de la question, encore plus incertaine, poséepar la jurisprudence du 3 avril 2002, et que nous n'aborderons pas ici, qui estcelle du moment à partir duquel un fait privé divulgué pour la première fois sansle consentement de son auteur, peut être considéré, en raison même de laconnaissance qu'en a désormais le public, justement comme un fait public,à ce titre librement reproductible.
(8) Cass. civ 1, 30 mai 2000, Légipressen° 174, p. 136 ; Bull. civ. I, n° 167 :« Attendu que pour débouter M. S de sa demande, fondée sur la violation durespect dû à sa vie privée par la publication d'informations relatives à sa situationde fortune, l'arrêt attaqué affirme que le patrimoine ne relève pas de lasphère étroite de la vie privée, et que l'intéressé lui-même a publié ces informationsdans un livre autobiographique. Attendu qu'en statuant ainsi, alors queles informations publiées portaient non seulement sur la situation de fortune,mais aussi sur le mode de vie et la personnalité de M. S. sans que leur révélationantérieure par l'intéressé soit de nature à justifier la publication, la cour d'appela, derechef, violé le texte susvisé.» (article 9 alinéa 1er du code civil).
(9) A. Toucas, E. Juillard, v. note 1 supra.
(10) v. C. Caron, D.2003, somm. p. 1543.
(11) Sur le droit à l'oubli en matière de vie privée, v. pourtant TGI Seine, 26 septembre1975, JCP G1976, IV, 175, cité dans le Jurisclasseur communication1, Daniel Amson, « Protection civile de la vie privée », Fasc. 3720, p. 20.
(12) En ce sens C. Caron, v. note 9 supra.
(13) TGI Nanterre, 9 mai 2001, inédit, RG n° 00/09766 : « Venant de publier unlivre à forte connotation personnelle dont il était légitime de se faire l'écho, prêteà faire des déclarations et des commentaires à la presse dans le but d'assurerles ventes de son ouvrage, C. C. ne pouvait que s'attendre à la parution d'articlesdans des magazines dont la ligne éditoriale lui déplaît mais qui sont cependantlégitimes au regard de la liberté d'expression.» (décision confirmée parCA Versailles, 13 mars 2003, inédit, RG n° 01/07871) ; v. aussi TGI Nanterre,31 octobre 2001, inédit, RG n° 01/01880: « [ ] il convient de relever que E. D.a elle-même annoncé, dans un grand quotidien du soir, avoir engagé une procédurede divorce, conférant ainsi un caractère public à cet aspect de sa vieprivée» (décision définitive).
(14) CA Toulouse, 10 décembre 2002, inédit, RG n° 200000748; CA Toulouse,15 avril 2003, inédit, RG n° 200100544.
(15) TGI Paris, 11 déc. 2002, Légipressen° 200, avril 2003, p. 50.
(16) TGI Paris, 17e ch., 1re sect., 3 mars 2003, inédit, RG n° 02/01359.
(17) V. note 7 supra.
(18) Voir position classique telle qu'exprimée dans une décision inédite du TGINanterre, en date du 19 mai 2003, qui déclare que le fait qu'un chanteur ait luimêmeévoqué une anecdote n'exonère pas la société éditrice de sa responsabilitéen publiant l'article litigieux sans autorisation préalable, dans la mesure oùle chanteur est libre du choix, du moment et du support précis des informationsfournies (inédit, RG n° 02/10125).
(19) CA Versailles, 13 décembre 2001, inédit, RG n° 99/08926.
(20) TGI Nanterre, 31 mars 2003, inédit, RG n° 02/08570.
(21) TGI Nanterre, 2 juillet 2003, inédit, RG n° 02/11635.
(22) TGI Nanterre, ord. référé, 22 septembre 2003, inédit, n°RG 03/02721 etord. référé, 6 octobre 2003, inédit, n°RG 03/02772 : la réparation est appréciéeau regard notamment « d'une certaine liberté d'expression de la demanderesse».
(23) Voir CA Versailles, 1re ch., 1re sect., 19 juin 2003, inédit, RG n° 02/01896.
(24) En ce sens, C. Bigot, D.2003, p. 1854.
(25) En ce sens, TGI Nanterre, 2 juillet 2003, déjà cité supra, note 20 : « [Lesarticles] constituent une intrusion caractérisée dans la sphère de la vie privée[ ] nullement dictée par les nécessités de l'information auxquelles il pouvaitêtre satisfait en toute hypothèse par une brève annonce[ ] ».
(26) Sur cette affaire : TGI Paris, 19 octobre 2000, inédit, RG n° 99/18003 ;condamnation confirmée par CA Paris, 15 novembre 2001 (inédit).
(27) D'une espèce à l'autre, la supposée digression attentatoire n'est pas toujoursaisée à apprécier. Il n'y a qu'à remarquer une intéressante décision renduepar la cour de Versailles, qui, pour débouter la célèbre fille cachée d'unancien Président de la République a énoncé que si la protection conférée parl'article 9 peut être invoquée dans le cadre de la vie professionnelle (l'article encause décrivait dans le détail la première journée d'enseignement de la plaignante),« c'est à la condition que l'évocation de la vie professionnelle donnelieu à la révélation d'éléments relevant de la sphère intime de la vie privée». Etla Cour de déclarer que ni la description de sa tenue vestimentaire affichée cepremier jour de cours, ni la reconstitution de son emploi du temps, presqueheure par heure ne constituaient une intrusion fautive dans la vie privée. Dansce contexte, les deux photographies qui la saisissaient à son insu à la sortie descours sont jugées comme constituant une illustration pertinente du texte attachéà décrire ce que les juges reconnaissent, dans l'évocation des débuts professionnelsde la jeune femme, être un fait d'actualité. On peut légitimements'interroger : en écartant toute révélation, et en considérant que « la seule évocationdes conditions dans lesquelles elle dispense son enseignement, de lamatière enseignée, du sujet traité, de sa ressemblance physique avec son père,de son comportement face à ses élèves ne suffit pas à caractériser une atteinteà sa vie privée», n'est-ce pas finalement ici la consécration de l'anodin que lesjuges ont décidé sans vouloir expressément le reconnaître ? À partir des mêmesfaits, l'écriture aurait pu tout aussi bien se renverser et les développements êtrequalifiés de fautifs, d'autant qu'ils étaient accompagnés, comme on l'a vu, dedeux clichés pris au téléobjectif. (CA Versailles, 1re ch., 1re sect., 27 mars 2003,inédit, RG n° 01/08392)
(28) Aux termes de l'article 10 de la CEDH, les restrictions à la liberté d'expressiondoivent constituer des mesures nécessaires dans une société démocratique,notamment en vue de la protection des droits d'autrui : il s'agit donc devérifier si l'atteinte portée à la liberté de communication est limitée à ce qui eststrictement nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi par les pouvoirs publics.(v. L. Pech, « Liberté de communication en droit comparé », Jurisclasseur communicationI,Fasc. 1250)
(29) V. Résolution 1165 (1998), Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.À rapprocher cependant de la décision du Conseil constitutionnel des 10 et11 octobre 1984, qui précise que la libre communication des pensées et desopinions garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme constitueune liberté fondamentale « d'autant plus précieuse que son exercice estl'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et dela souveraineté nationale». (C. constit., 10 et 11 octobre 1984, n° 84-181 DC)
(30) Depuis décision Handyside c/ Royaume Uni, 7 décembre 1976.
(31) Pour une application singulière de la proportionnalité, voir : Civ. 1, 9 juillet2003, Légipressen° 205, p. 142 : « [La cour d'appel] a pu estimer que[ ] lerespect de la vie privée s'imposait avec davantage de force à l'auteur d'uneoeuvre romanesque qu'à un journaliste remplissant sa mission d'information, etque l'urgence liée à la parution imminente des articles à venir l'autorisait à prendretoutes mesures telles que l'interdiction faite à la société demanderesse de poursuivreles publications des épisodes annoncés, afin d'éviter que ne se reproduisel'atteinte à l'intimité des plaignants».
(32) Jersild, 23 septembre 1994 ; Goodwin, 27 mars 1996.
(33) Position que le TGI de Nanterre (4 juin 1997) avait adoptée dans l'affaireayant amené au prononcé de l'arrêt du 23 avril 2003 par la Cour de cassation :l'incartade maritale dont s'était rendu coupable le mari de la demanderesse étantentré dans le champ de l'actualité, il avait estimé que les réactions et sentimentssupposés de l'épouse bafouée pouvaient être évoqués, ceux-ci faisant corpsavec le sujet d'actualité traité.
(34) L'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789fait de la liberté d'expression « un des droits les plus précieux de l'homme».
(35) Article 19 de la déclaration universelle des droits de l'homme (1948) ;article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) ;article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
(36) « Nous sommes sur cet autre versant de la liberté de la presse en présencedu droit à être informé et non plus du droit d'informer», J. Ravanas, JCPn° 22, 28 mai 2003, p. 1001
(37) J. Ravanas, note précitée.
(38) En ce sens : 23 septembre 1994, Jersild : « À la fonction de la presse quiconsiste à communiquer des informations et des idées s'ajoute le droit du publicd'en recevoir».
(39) Le professeur Caron, s'appuyant sur l'adage de minimis non curat praetor,avait déjà relevé que certaines violations de droits subjectifs pouvaient être indifférentes.(D.2003, p. 1543)
(40) Voir note C. Bigot, D.2002, Jur. p. 3164.
(41) Correspondance de la Presse, 15 septembre 2003, p. 6: « Une proposition deloi visant à donner un cadre juridique au droit à l'image et à concilier ce dernier avecla liberté d'expression a été déposée [ ]. Elle a été renvoyée pour examen à laCommission des lois. Il s'agit de faire en sorte que nul ne puisse agir en justicepour revendiquer un droit à l'image sans rapporter la preuve d'un agissement fautifet d'un réel préjudice précise l'exposé des motifs de la proposition de loi.»
(42) Par analogie depuis les arrêts rendus par l'assemblée plénière de la Courde cassation, le 12 juillet 2000, dans lesquels elle proclame que « les abus dela liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuventêtre réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil».
(43) Dont la dernière étape a été d'ouvrir largement les possibilités pratiquesde recourir au référé : « La seule constatation de l'atteinte au respect de la vieprivée et à l'image par voie de presse caractérise l'urgence et ouvre droit à réparation» (Civ. 1, 12 décembre 2000, Légipressen° 179, mars 2001, p. 29). Cetarrêt (n° 1883 FS-P) a fait l'objet d'un recours contre la France devant la Coureuropéenne des droits de l'homme.
(44) Mieux sans doute que ne saurait le faire le communiqué stéréotypé ordonnépar le tribunal destiné à faire part au public de la condamnation dont une publicationa fait l'objet.
(45) L'alinéa 3 de l'article 13 prévoit en effet une insertion « à la même place[ ] que l'article qui l'aura provoquée[ ] ».
(46) E. Derieux, F. Gras, « Vie privée et liberté d'informer : le rôle du juge »,Légipresse n° 148, janvier 1998.