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Chroniques et opinions
01/07/2003
La place de l'article 1382 du code civil en matière de presse depuis les arrêts de l'Assemblée plénière du 12 juillet 2000 - Approche critique (2e partie)
La première partie de cette étude, le mois dernier, montrait en quoi les arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 ont purement et simplement éradiqué le principe même de responsabilité pour faute en matière de presse. Plus encore, une interprétation restrictive de cette jurisprudence, consistant à évincer toute application de l'article 1382 du code civil en matière de presse, favorise une interprétation extensive des textes pénaux directement contraire au principe de l'interprétation stricte régissant la matière. De surcroît, elle est de nature à exonérer la presse de toute responsabilité, rompant ainsi le lien qui existe traditionnellement entre les principes de liberté et de responsabilité.
II ENTORSES AUX PRINCIPES JURIDIQUES DIRECTEURS « Les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 proclame la Haute juridiction dans ses arrêts du 12 juillet 2000 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil. » (1) Une première interprétation de cette formule conduit à penser que l'article 1382 n'est mis à l'écart que pour les abus de la liberté d'expression incriminés par la loi sur la presse. Elle ...
(3) V. en ce sens, Y. Mayaud, « Les abus de la presse, ou de la part respectivedes responsabilités pénale et civile », Rev. sc. crim.1996, p. 120: « Il est impossiblede faire application du droit de la responsabilité civile comme un moyend'éluder les obligations restrictives pour la victime, mais protectrices pour l'exercicede la liberté de la presse.»
(4) Le demandeur ne saurait esquiver l'application de la loi de 1881 et surtout,évidemment la courte prescription de trois mois si facilement acquise. Et si uneaction est intentée sur le fondement de l'article 1382 du code civil, alors qu'ellerelève de la loi de 1881, le juge devra la requalifier et lui appliquer les règlesspécifiques en matière de presse. V. par ex., TGI Paris, 1re ch., 28 fév. 1994,Gaz. Pal.2-6 sept. 1994, p. 44 ; TGI Nanterre, 1re ch., 8 juin 1999, Légipresse,déc. 1999, 167-III-172, obs. B. Ader.
(5) Adjectif emprunté à M. le Doyen Carbonnier qui relevait, dès 1951, que « lapratique admet que l'art. 1382 demeure partout sous-jacent à la loi du 29 juillet1881» (« Le silence et la gloire », Chron. précit., p. 120).
(6) A. Lepage, note sous Cass. ass. plén., 12 juill. 2000, Communication Commerceélectronique, oct. 2000, comm. 108 (Contribution à la dialectique du droit communet du droit spécial : la loi de 1881 exclut l'article 1382 du code civil).
(7) L'application de 1382 du code civil serait alors subordonnée à l'existence defaits distincts de ceux que la loi pénale sanctionne. La jurisprudence antérieureest clairement en ce sens. V. not. CA Paris, 1re ch., 12 mai 2000, D.2000, jurisp.p. 796, note D. Boccara : « Le régime juridique de la responsabilité civile, qu'aucuntexte n'exclut en matière de presse et d'édition, ne peut toutefois trouver às'appliquer que lorsque la publication ne relève pas des dispositions spéciales dela loi de 1881 ou des articles 9 et 9-1 du code civil»; V. encore CA Paris, 1re ch.,3 juill. 1995, Légipresse1996, n° 136, III, 143, selon lequel la publication d'uneimage « incongrue et racoleuse» constitue une faute civile, distincte d'une actionfondée sur la loi de 1881 : image d'une femme dénudée associée au symbole dela croix). Pour des caricatures ne constituant pas des fautes distinctes du délit deprovocation à la discrimination à la haine et à la violence à raison de la religion, cf.Civ. 2e, 28 janv. 1999, D.1999, inf. rap. p. 63; Gaz. Pal. 1999,1, pan. p. 119.
(8) Civ. 2e, 8 mars 2001, Agrif c/ Godfroy, précit.
(9) Rapport de M. le Doyen P. Guerder, précit., p. 24.
(10) H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, Litec, n° 418, p. 843.
(11) V. en ce sens, N. Mallet-Poujol, « Abus de droit et liberté de la presse »,art. précit., p. 81 et s.
(12) Cf. sur ce point, P. Maistre du Chambon, « Régime de la réparation. Action enréparation. Prescription », in Juris-Classeur Civil, Art. 1382 à 1386, Fasc. 222, 2000.
(13) Cf. P. Guerder, « Le contrôle de la Cour de cassation en matière de délitsde presse », Gaz. Pal., 1995, Doctr., p. 589.
(14) D. D. Boccara, « Diffamation spéciale des morts et responsabilité civile dedroit commun », Petites Affiches, 14 déc. 2000, p. 15
(16) En ce sens, v. TGI Paris, 17e ch., 27 fév. 2001, Légipresse, 2001 n° 181, I-51 ;TGI Nanterre, 24 avril 2001, Légipressen° 183, 2001, I - 86 ; TGI Paris, 17e ch.,31 mai 2001, Légipresse, 2001 n° 185, I -117.
(17) N. Mallet-Poujol, note sous CA Paris, 17 septembre 1997, D. 1998, 435.
(18) Art. 111-4 du code pénal. Sur ce principe, cf. P. Conte et Maistre duChambon, Droit pénal général, Armand Colin, 6e éd., 2002, p. 73 et s.
(19) Dans plusieurs décisions, la Cour de cassation retient, contrairement auxappréciations des juges du fond qui n'avaient vu dans les propos litigieux queles éléments constitutifs d'une faute civile, la qualification de l'infraction pénalede diffamation telle que définie par la loi de 1881. C'est notamment le cas duqualificatif imagé de « fossoyeur» d'une entreprise (Civ. 2e 13 déc. 2001, M. Bc/ M. Félix P., Petites affiches, 13 fév. 2002, n° 32, p. 15, note E. Derieux) oudes qualificatifs de « secte», « d'association de malfaiteurs» et de « mouvementtotalitaire destructeur» utilisés pour désigner l'association des Témoinsde Jéhovah (Civ. 2e 14 mars 2002, ACTJF c/ Delporte, Juris-Datan° 2002-013503, JCP 2002, IV, 1715). Il semble difficile de voir, dans ces qualificatifs,l'allégation ou l'imputation d'un fait précis susceptible d'une offre de preuvecontraire. Il en est de même de la qualification qui retient comme diffamatoirela production et la commercialisation de mines antipersonnel, alors même quecette activité, certes immorale, n'est pas illégale et qu'elle ne saurait donc porteratteinte à l'honneur et à la considération (Civ. 2e 29 nov. 2001, Ass. Agir Icipour le Monde c/ Société Étienne Lacroix, Gaz. Pal.14 mai 2002, p. 51, concl.L. Joinet, note P.-L. G.). Pour une analyse générale sur l'extension de l'applicationdu régime spécial de la diffamation, voir E. Derieux, note sous Civ. 2e14 mars 2002, Petites affiches, 27 mai 2002, n° 105.
(20) Pour des exemples de requalification jugée dans des affaires où les demandesétaient fondées sur une atteinte à la vie privée, v. not. CA de Paris, 1re ch.,15 déc. 2000, Légipresse182-III, p. 113 ; TGI Nanterre, 1re ch., 21 nov. 2000,Légipresse2001, n° 180, I, p. 36.
(21) Civ. 5 janv. 1892, DP1892, 1, 45 ; 20 déc. 1899, DP1900,1, p. 157; Cass.Req., 26 janv. 1937, DH1937, p. 186 et plus récemment, CA Versailles, 8 avril1993, Gaz. pal.1994,1, somm. p. 80.
(22) Cf. sur ce point, P. Maistre du Chambon, « Régime de la réparation. Actionen réparation. Prescription », in Juris-Classeur Civil précit, n° 23 ; G. Viney,Introduction à la responsabilité, 2e ed, p. 232, n° 130-1.
(23) Civ. 2e, 22 juin 1994, Bull. civ. II, n° 164 ; D.1995, somm. p. 264, obs.J.-Y. Dupeux ; JCP 1994.I.3809, obs. G. Viney. (L'offre de preuve de la véritédes faits diffamatoires doit être formée dans les 10 jours.)
(24) Civ. 2e, 19 fév. 1997, Bull. II, n° 44; D. 1998, somm. comm. 80, obs. C. Bigot;JCP 1997, II, 22900, note Pierchon ; Civ. 2e, 18 mars 1999 Bull. II, n° 52, D.1999, inf. rap. p. 102.
(25) Civ. 2e, 4 mai 2000, D.2000, jurip. 727, note B. Beignier, O. Passera etN. Tavieaux-Moro; Civ. 2e, 14 déc. 2000, 2e esp., Légipresse 2001, n° 179,I, p. 26.
(26) Pour l'application de l'article 49 de la loi de 1881 aux instances civiles,V. CA Paris, 1re ch., 10 nov. 2000, Légipresse2001, n° 179, III, p. 37.
(27) B. Beignier, O. Passera et N. Tavieaux-Moro, note précit.
(28) Civ. 2e, 26 oct. 2000, Légipresse 2001, n° 178, I, p. 10 ; 4 mai 2000,Légipresse2000, n° 173, III, p. 103, note B. Ader.
(29) Civ. 2e, 14 mars 2002 précit.
(30) V. en ce sens, E. Putman, obs. sous Civ. 2e, 14 mars 2002, Revue juridiquePersonnes & Famille2002, n° 6, p. 12.
(31) Sur cette expression qui « signifie que chaque personne libre doit être juridiquementresponsable des conséquences de ses actes». V., P. le Tourneau,Rép. civ. Dalloz précit., n° 25. V. encore, Y. Lambert-Faivre, « L'éthique de laresponsabilité », RTD Civ. 1998, 1 et s.
(32) « Quiconque cause à autrui un dommage est censé le réparer » précisecet article. Appliqué à la presse, ce principe fondamental signifie qu'il n'existeen faveur des journalistes aucune immunité les soustrayant à l'obligation de prudences'imposant à tous. De manière classique, leur responsabilité civile peutêtre engagée, pourvu que la victime parvienne à administrer la triple preuved'une faute, du préjudice subi et du lien de causalité unissant les deux.
(33) Sur ce « droit de nuire», cf. les conclusions de M. le Premier Avocat GénéralL Joinet précit., et not. note de bas de page n° 6.
(34) Notons que dans l'affaire Collard, la cour d'appel de Versailles, alors mêmequ'elle avait expressément relevé que le journaliste avait commis une faute enne vérifiant pas l'exactitude des faits dont il informait le public, n'en a pas moinsstatué sur le seul article 34 de la loi de 1881. Elle estime ainsi qu'il peut y avoir« faute sans responsabilité».
(35) Sur l'indépendance de ces fautes antérieurement aux arrêts de l'assembléeplénière du 12 juillet 2000, v. les observations de P. Maistre du Chambon, « Laresponsabilité civile sous les fourches caudines du juge pénal », art. précit. : « Ence qui concerne la faute intentionnelle, la négation de l'intention par le juge pénaln'interdit pas au juge civil de retenir une faute, d'une autre nature, notammentd'imprudence. Mais bien plus, la négation d'une faute pénale intentionnelle n'exclutpas la présence d'une faute intentionnelle purement civile. En effet, le caractèreintentionnel d'une faute est relatif à un résultat donné, en sorte que, si lejuge pénal rejette toute intention en raisonnant sur le résultat de l'infraction dontil est saisi, il reste parfaitement possible au juge civil de conclure en l'existenced'une faute intentionnelle civile par rapport à un résultat différent.»
(36) Sur l'existence d'une responsabilité pénale du préposé, sans responsabilitécivile, cf. en matière de responsabilité des agents publics, la dissociationopérée par le tribunal des conflits depuis l'arrêt Thépaz du 14 janv. 1935 distinguantla faute de service de la faute personnelle du fonctionnaire.
(37) Sur cette loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition desdélits non-intentionnels, v. not., P. Salvage, « La loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000.Retour vers l'imprudence pénale », JCP2000, I, 281 ; J. Pradel, « De la véritableportée de la loi du 10 juillet 2000 sur la définition des délits non intentionnels », D.2000, n° 29, Point de vue; Y. Mayaud, « Retour sur la culpabilité non intentionnelleen droit pénal », D.2000, Chron. 603; C. Ruet, « La responsabilité pénale pourfaute d'imprudence après la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciserla définition des délits non-intentionnels », Dr. pén.2001, Chron. 1.
(38) Expression empruntée à G. Viney, Introduction à la responsabilité, op. cit., p. 233.
(40) C. Waquet, « L'application de l'article 1382 du code civil à la liberté d'expressionet au droit de la presse », art. précit., p. 84; Rapp., E. Derieux, note sous29 mars 2001 précit. : « Un état de droit se caractérise par l'équilibre des droitset des libertés. Rien n'explique et ne justifie que, en cas d'éventuels abus de laliberté d'expression, leurs auteurs échappent, par le fait ou pour des raisons departicularités de procédure, à la mise en jeu de leur responsabilité et que les victimessoient ainsi privées de toute chance d'obtenir réparation du dommage subi.»
(41) T. Massis, obs. sous Civ. 2e, 22 juin 1994, précit.
(42) P. Jourdain, « Dommages commis par voie de presse : vers un droit à lasatire opérant comme un fait justificatif et repoussant le seuil de la faute »,RTD civ. 2000, p. 844. Rapp. G. Viney, « Pour ou contre un principe généralde responsabilité civile pour faute », Mélanges Pierre Catala, Litec, 2001, p. 568:« Chaque fois que l'activité de l'auteur du dommage constitue l'exercice d'undroit ou d'une liberté, elle ne peut être jugée fautive que si les limites de ce droitou de cette liberté ont été dépassées. »
(43) La doctrine est unanime pour admettre que la faute, en matière de presse,doit être définie plus restrictivement. Cf. G. Viney qui a estimé qu'il fallait tenircompte du principe de liberté d'expression pour l'appréciation de la faute de l'organede presse, et que pour toutes les manifestations de la liberté d'expression,on pourrait imaginer, compte tenu du caractère punitif des dommages et intérêts,de subordonner l'engagement de responsabilité civile à la démonstration d'unefaute lourde ou intentionnelle (Note sous Civ. 2e 24 janvier 1996 JCP 1996, I,3985, § 4). De la même manière, C. Bigot affirme qu'il lui apparaît légitime de « limiter» « en matière de presse, le jeu de l'article 1382 du code civil aux seuls casconstitutifs de fautes particulièrement graves et aux préjudices intolérables »(C. Bigot, art. précit. in Liberté de la presse et Droits de la personne, p. 74 et p. 79).
(44) V. en ce sens l'arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet2000, Sté automobiles Citroën c/ Sté Canal Plus, JCP2000, II, 10439, note A. Lepage.
(45) TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 22 juin 1998, Légipresse1999, n° 160, I, p. 35.Rapp. TGI Nanterre, 1re ch. A, 28 oct. 1998, Légipresse1999, n° 159,I, 27 selonlequel la responsabilité civile de droit commun est engagée lorsqu'une publicationrévèle un manquement du journaliste à ses devoirs de loyauté, d'objectivité,d'exactitude et de prudence, insusceptible de recevoir une qualification ausens de la loi du 29 juillet 1881.
(46) En ce sens, V. TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 19 mai 1999, Légipresse1999,n° 165, I, p. 115 qui rejette l'action en responsabilité civile, s'il s'agit essentiellementd'événements historiques pour lesquels les tribunaux n'ont pas missiond'arbitrer et de trancher les polémiques, l'historien ayant, par principe, touteliberté pour exposer, selon ses vues personnelles, les faits, les actes et les attitudesdes hommes au groupement qu'il a choisi de soumettre à ses recherches,même si les écrits ont pu être ressentis de manière déplaisante par les requérants,en donnant de leur père une image complexe non conforme à celle qu'ellesvoudraient voir transmettre.
(47) C'est ce qu'affirme Jean-Denis Bredin en analysant la responsabilité civilede l'historien qui, parlant d'un mort, aurait causé un dommage aux héritiers sanspour autant avoir eu l'intention de porter atteinte à leur honneur ou à leur considérationpropres: « Aussi convient-il de ne parler des morts comme des vivants qu'avec prudence, objectivité, en bon père de famille au moins tant queveille un héritier Seule commodité de l'historien : nous avons abandonné larègle romaine qui présumait la souffrance de l'héritier dès lors qu'outrage étaitporté à la mémoire de son auteur. L'héritier blessé doit aujourd'hui établir sondommage. Nul doute que, le temps passant, celui-ci ne s'atténue Il vient untemps où les tombes ne sont plus fleuries, où les morts semblent tout à faitmorts. Alors, le droit laisse en paix l'historien.» (J.-D. Bredin, art. précit)