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Chroniques et opinions
01/06/2003
La place de l'article 1382 du code civil en matière de presse depuis les arrêts de l'Assemblée plénière du 12 juillet 2000 Approche critique (1re partie)
Le 12 juillet 2000, l'assemblée plénière de la Cour de cassation affirmait solennellement que « les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil». Maintes fois réaffirmée depuis, cette position de principe a remis en cause le subtil équilibre qu'avait établi jusqu'alors la 2e chambre civile. Plus encore, elle éradique purement et simplement le principe même de responsabilité pour faute en matière de presse, neutralisant ainsi le droit à réparation des dommages subis du fait d'un abus de la liberté d'expression. Nous publions dans ce numéro la première partie consacrée à cette question. Le mois prochain, la suite de cette étude montrera en quoi la portée des arrêts de l'assemblée plénière déforme largement des principes juridiques bien établis.
(2) P. le Tourneau, Encyclopédie Dalloz, Rép. civ., V° Responsabilité (en général),n° 28, 2001.
(3) Sur le processus jurisprudentiel d'unification de la procédure relative au droitde la presse, v. not. P. Guerder, « L'évolution récente de la jurisprudence civile enmatière de presse », in Rapport annuel de la Cour de cassation, 1999,Documentation Française 2000, p. 165; « L'harmonisation des règles de procéduredans le procès de presse », Le droit de la presse de l'an 2000, Actes duforum de Légipresse, colloque 30 sept. 1999, Victoires Éditions, 2000, p. 55-69.
(4) Cass. Ass. plén., 12 juill. 2000, 2 arrêts (Époux Collard c/ Jamet et autres,et Mme E. Delage de Luget, veuve Erulin c/ L'Événement du Jeudi), Bull. civ.,Ass. plén., n° 8, rapports de M. Durieux (Cons. Rap.), conclusions L. Joinet(Premier Av. Général) ; Légipressen° 175-III, p. 153 ; JCP G2000, I, 280, obs.G. Viney, p. 2281 à 2284 ; RTD Civ. 2000, p. 845 s., obs. P. Jourdain ; PetitesAffiches, 14 août 2000, p. 4 et s., note E. Derieux.
(5) Cette solution semble logique si l'on veut bien admettre que la loi de 1881est un texte spécial par rapport à l'article 1382 du code civil. Il y a alors lieud'admettre que le texte spécial déroge au texte général : legi speciali per generalemnon derogatur.
(6) Cf. G. Viney, « Les rapports entre le droit commun de la responsabilité civileet les régimes spéciaux de responsabilité ou de réparation », JCP1998, I, 185,chron. Resp. civ. : « En principe, on admet que, à propos des dommages quisont soumis à un régime spécial, le régime général ou de droit commun doitêtre écarté en vertu de l'adage specialia generalibus derogant , mais que, dèsque l'on se trouve hors du domaine d'application du régime spécial, le régimegénéral retrouve sa vocation naturelle à s'appliquer.»
(7) Cf. infra, n° 32.
(8) Civ. 2e, 8 mars 2001 (deux arrêts), Gaz. Pal.du 17 au 19 juin 2001, p. 17,rapport du Doyen P. Guerder et conclusions de M. l'Avocat général PhilippeChemithe ; Petites Affiches, 18 mai 2001, n° 99, p. 21-29, note E. Derieux. ;Légipresse2001, n° 181-III, 86 ; JCP G2002, I, 122, obs. G. Viney, p. 547; Civ.2e, 29 mars 2001, Bull. civ. II, n° 67; Petites affiches, 14 juin 2001, n° 118,p. 21, note E. Derieux ; JCP G2002, I, 122, obs. G. Viney, p. 547 ; Légipresse,avril 2002, n° 190-III-59, note F. Gras.
(9) Civ 2e, 8 mars 2001, 1re esp. (Miot c/ SA Presse Alliance), Légipresse181-III, p. 72, note B. Ader ; JCP G2002, I, 122, obs. G. Viney, p. 546.
(10) Civ. 2e, 14 mars 2002, Petites affiches, 27 mai 2002, n° 105, note E. Derieux.
(11) La Cour de cassation s'était toujours refusée à limiter la portée de l'article1382 du code civil en matière de presse. À la cour d'appel de Paris, quiexigeait, pour que l'article 1382 du code civil pût jouer en matière de libertéd'expression, une faute « spécialement qualifiée », la Cour de cassation arépondu clairement qu'une telle exigence ne figurait pas dans la loi, et ne découlaitpas des dispositions de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegardedes droits de l'homme et des libertés fondamentales (cf. Civ. 2e, 5 mai1993, Bull. civ.II, n° 167, D.1994, Somm. 193, obs. T. Massis; Civ. 2e, 24 janv.1996, Bull. civ.II, n° 14, D.1997, jurispr. p. 268, note J. Ravanas ; JCP1996.I.3985, n° 15, obs. G. Viney)
(12) V. par ex. Civ. 2e, 13 oct. 1993, Bull. civ.II, n° 283
(13) Prééminence qui s'explique par l'effet du principe de l'autorité de la chosejugée au pénal sur le civil. Sur ce principe, cf. P. Maistre du Chambon, « La responsabilitécivile sous les fourches caudines du juge pénal », Resp. civ. et ass.,Hors-série, juin 2001, p. 27, n° 24 et s.
(14) G. Viney, JCP2002.I.122, obs., p. 547.
(15) Dès 1951, M. le Doyen Carbonnier s'interrogeait sur ce point dans une chroniquequi devait connaître un retentissement remarquable (« Le silence et lagloire », D.1951, chron. 119). Depuis cette chronique, de nombreux auteurs sesont penchés sur la question des rapports entre la loi du 29 juillet 1881 et lesprincipes de responsabilité civile. V. not., P. Auvret, « L'évolution du droit matérielde la presse », in Mélanges Jacques Robert, Libertés, Montchrestien 1998,p. 25 et s. ; C. Bigot, « Le champ d'application de l'art. 1382 du code civil enmatière de presse », et C.Waquet, « L'application de l'article 1382 du code civilà la liberté d'expression et au droit de la presse », in Liberté de la presse et droitsde la personne, sous la dir. de J.-Y Dupeux et A. Lacabarats, Dalloz1997, Thèmeset commentaires, p. 63 et p. 81; N. Mallet-Poujol, « Abus de droit et liberté dela presse. Entre droit spécifique et droit commun, l'autonomie brouillée de la loide 1881 », Légipresse1997, n° 143-II, p. 81; L. Marino, Responsabilité civile,activité d'information et médias, Puam-Economica, 1997, n° 116 et s.
(16) Selon la Cour européenne des droits de l'homme, en effet, la démocratie repose« sur le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture» et la liberté d'expressionvaut « non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considéréescomme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent» (arrêt Open door & Dublin well woman c/ Irlande du 29 oct. 1992).
(17) Cf. G. Viney, « Le conflit entre le droit de la presse et l'article 1382 du codecivil », JCP1998, I, 185, chron. Resp. civ.
(18) « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits lesplus précieux de l'homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement.»
(19) « [ ] sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminéspar la loi»
(20) Chron. précit.
(21) L'art. 34 de la loi de 1881 dispose que « les articles 31, 32 et 33 ne serontapplicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des mortsque dans les cas où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l'intentionde porter atteinte à l'honneur ou à la considération des héritiers, épouxou légataires universels vivants». Or, ces articles 31, 32 et 33 renvoient auxpeines d'amende encourues par ceux qui se rendraient coupables des délits dediffamation ou d'injure (amendes dont le montant varie suivant la qualité des victimes).Il ressort par conséquent de l'art. 34 de la loi de 1881 que l'infractionpénale édictée par ce texte et réprimé par les art. 31 et suivants compte parmises éléments constitutifs l'intention de porter directement atteinte aux héritiers.À défaut de ce dol spécial, l'infraction n'est pas constituée et toute répressionpénale doit être écartée.
(22) CA Paris, 17 septembre 1997, D. 1998, 432, note Mallet Poujol ; D.1999,somm. comm. 165, note T. Massis ; CA Versailles, 16 oct. 1997, cité inrapp.Durieux précit.
(23) Cf. Civ. 2e, 28 février 1996, (cité sous civ. 2e, 8 mars 2001, Gaz. Pal.2001précit.). Dans cette affaire, le directeur de la publication d'un journal satiriqueavait été assigné par l'AGRIF en réparation du préjudice causé par des dessinstournant en dérision la religion catholique (constitutifs à ses yeux de provocationsà la haine ou à la violence envers les fidèles de l'Église catholique, sur lefondement de l'art. 24 L. 1881, et subsidiairement constitutifs de fautes, au sensde l'art. 1382 C. civ.) Le TGI, puis la cour d'appel de Paris, avaient rejeté cetteprétention en estimant que les dessins ne constituaient pas une provocation àla haine ou à la violence envers les catholiques et ne caractérisaient aucune fautedistincte dès lors que l'obscénité et l'impertinence devaient être remplacéesdans le cadre d'un périodique satirique et humoristique. Or, la Cour de cassationcensura la décision de la cour d'appel estimant que « en limitant ainsi en matièrede presse, la portée générale de l'article 1382 du code civil, tout en constatantque les dessins représentaient des personnes et des symboles religieux assortisde légendes outrancières et provocantes, ce qui caractérisait une faute, lacour d'appel a, par refus d'application, violé le texte susvisé».
(24) Civ. 2e, 8 mars 2001, Alliance générale contre le racisme et pour le respectde l'identité française et chrétienne c/ Godfroy, Gaz. Pal. n° 168, 19 juin 2001,p. 17, Rapp. P. Guerder ; Petites Affiches, 2001, n° 99, p. 21, obs. Derieux ; D.2001, IR, 1077.
(25) Si, ainsi que le relevaient les juges, la mention dans le titre de la revue d'un« couple incendiaire» peut être constitutive d'une diffamation ou d'une atteinteà la présomption d'innocence en ce qu'elle omet de préciser qu'il s'agit d'uncouple accusé d'être incendiaire, le contenu des articles relatant objectivementles débats devant la Cour d'assises, sans appréciation personnelle du journalistesur la personnalité des accusées, permet à leur auteur de bénéficier del'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881.
(26) Expression empruntée à M. le Doyen Carbonnier, « Le silence et la gloire »,chron. précit., p. 120.
(27) C. Bigot, art. précit., p. 74
(28) T. Massis, obs. sous civ. 2e, 22 juin 1994, D. 1995, somm. comm. droit dela presse, p. 268
(29) G. Viney, « Le conflit entre le droit de la presse et l'article 1382 du codecivil », chron. Resp. civ. précit.
(30) G. Viney, JCP 1998, I, 185, chron. Resp. civ., p. 2159 (cf., à cet égard, lajurisprudence citée par cet auteur).
(31) Cf. Décla, Lisbonne, Séance du 21 juill. 1881, D.1881, 4e partie, « Lois, décretset actes législatifs », p. 80 et JO1881, Annales de la chambre des députés, T. II,p. 993. (Ainsi, Lisbonne, rapporteur de la Commission de la chambre des députés,s'exprimant sur les raisons d'adopter l'article 34 de la loi de 1881 soulignait-ilque la Commission s'était « déterminée par cette seule considération, qu'en sebornant à refuser le caractère de délit aux diffamations et injures envers la mémoire des morts dans le cas où le diffamateur n'a pas eu l'intention d'attaquer les héritiersvivants, la disposition nouvelle laisse dans le droit commun l'action civile, dela part de ces derniers, en dommages-intérêts. Ce n'est en effet, que la répressionpénale que dénie le texte nouveau, ce n'est pas la réparation qui prend sasource dans la simple faute et le préjudice causé, abstraction faite de toute intentioncriminelle.» Cette position a été confirmée ultérieurement, lors des débatsrelatifs à la modification de l'article 34 par la loi du 29 septembre 1919. Le Gardedes Sceaux faisait ainsi observer, qu'il « allait sans dire» que ce texte « ne faisaitpas obstacle à une action en dommages-intérêts ou à toute autre basée sur l'article1382 du code civil» ( JO annales du Sénat, 2e séance du 30 juill. 1919, p. 1357).
(32) Cf. Barbier, Code expliqué de la presse, Traité général de la police de la presseet des délits de publication, mis à jour et refondu en 1911 par P. Matter et J. Rondelet,T. I, p. 527, n° 551: « Les héritiers de la personne diffamée ou injuriée pourronttoujours, ainsi que l'a formellement fait observer M. Lisbonne, exercer l'action civileen dommages-intérêts, dans les termes du droit commun (article 1382 du C. civ.).Pour être déclarés recevables et bien fondés dans cette action, il ne sera pas nécessaireque les héritiers démontrent que l'auteur des imputations a agi dans une intentioncoupable et a entendu porter atteinte à leur propre considération.»
(33) Cf. l'affaire du « point de détail», Versailles, 18 mars 1991, Gaz. Pal.1991,2,490,concl. Duplat ; confirmé par Civ. 2e, 18 déc. 1995, Bull. civ.II, n° 314, D.1996, IR,35; JCP1996, IV, 381. Si les propos présentant comme « un point de détail» lemode d'extermination des victimes de l'holocauste ne sont pas constitutifs desdélits de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence raciale, ils n'encaractérisent pas moins une faute, avec pour conséquence de pouvoir donner lieuà réparation sur le fondement de l'article 1382 du code civil. De même, une relaxepour diffamation ne s'oppose pas à une condamnation civile pour dénigrement surle fondement de l'article 1382 (Civ. 2e, 13 fév. 1991, Bull. civ.II, n° 51).
(35) Cons. Const. 22 oct. 1982, Gaz. Pal.1983, 1, 60, obs. F. Chabas. Danscette décision, le Conseil constitutionnel après avoir rappelé que « nul n'ayantle droit de nuire à autrui, en principe tout fait quelconque de l'homme qui causeà un autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer», a énoncé que « le droit français ne comporte, en aucune matière, derégime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civilesimputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle quesoit la gravité de leurs fautes».
(36) L. Favoreu, « La protection constitutionnelle de la liberté de la presse », inLiberté de la presse et droit pénal, PUAM 1994, p. 235; Terre, Simler et Lequette,Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 7e éd., n° 664.
(37) Cet article, qui dispose que « l'action civile peut être aussi exercée séparémentde l'action publique», ouvre à la victime d'un dommage d'origine infractionnelleune option entre la voie civile et la voie pénale. En matière de presse,par conséquent, l'action civile peut être exercée, au choix de la partie lésée soitdevant le juge répressif, en même temps que l'action publique soit, séparémentdevant les tribunaux civils. Un auteur s'est demandé « si l'article 45 de la loi de1881, affirmant la compétence du tribunal correctionnel, peut être utilementcontredit par l'article 4 du code de procédure pénale, autorisant la poursuiteséparée de l'action civile, c'est-à-dire la saisine de la juridiction civile, pour obtenirréparation du préjudice causé par un délit de presse» (M.-N Louvet, « Laloi de 1881 et la possible incompétence de la juridiction civile », Légipresse,1998, n° 151. II. 57). Dans un litige tranché le 20 mai 1998, le TGI de Paris, aaffirmé que le principe posé par l'article 45 de la loi sur la presse « propre àl'exercice de l'action publique» n'est pas exclusif de l'application de l'article 4du code de procédure pénale (TGI Paris, 1re ch., 1re sect., R. de Niro c/ SociétéPresse Alliance, Légipresse, 1998, n° 154.III. 120).
(38) Civ. 2e, 14 janv. 1981, Bull. civ.II, n° 4.
(39) Civ. 2e, 22 juin 1994, Bull. civ.II, n° 166, JCP1994. I. 3809, obs. Viney ; D.1995, somm. comm. p. 268, note T. Massis. Par cet arrêt, la deuxième chambrecivile avait cassé un arrêt de la cour d'appel de Paris, reprochant à celle-ci d'avoirstatué sur le seul fondement de l'article 34 de la loi du 29 juill. 1881 alors quel'épouse et les héritiers de la personne décédée avaient demandé la réparationde leur préjudice sur le fondement de l'art. 1382 du code civil.
(40) H. Guillot, Rép. Pén. Dalloz, V° Diffamation, n° 349.
(41) Les actions de ces derniers visaient pourtant bien à obtenir réparation dupréjudice moral qu'ils avaient eux-mêmes directement subi du fait des proposdu journaliste.
(42) L. Favoreu, art. précit.
(43) L. Favoreu, art. précit.
(44) TGI Paris, 17e ch., 16 nov. 2000, Gaz. Pal.15/16 déc. 2000, p. 27 et s.,2e esp., Légipresse, n° 178, III, p. 15.
(45) Cons. Const., décision n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, cf. considérantn° 76 relatif à l'article 515-7 du code civil.
(46) De nombreux auteurs se prononcent en faveur de l'applicabilité de l'article1382 du code civil. V. not. G. Viney, obs. sous Civ. 2e, 22 juin 1994 précit.; A. Chavanne, J urisclass. pén. ann., fasc 90, presse, diffamation, 1996,n° 97 ; P. Berchon, Jurisclass. resp. civ., fasc. 133-1, 1990, p. 28, n° 94 ; Blin,Chavanne et Drago, Traité de droit de la presse, diffamations et injures spéciales,fasc. 160, n° 37, p. 12 ; J.-D. Bredin, « Le droit, le juge et l'Historien »,Revue Le débat, nov. 1984, p. 97, n° 8. Selon ce dernier auteur, de manièreopportune, « la loi civile vient relayer la loi pénale».