Le lecteur est-il un client et mérite-t-il la protection du droit contre les mots ? Peut-il agir en justice pour demander réparation en qualité de destinataire des mots ? Le droit à l'information n'est pas véritablement un droit subjectif du lecteur et la nécessité d'un intérêt personnel pour agir en justice, se superposant à celle d'un préjudice réellement subi, vient donner au lecteur-client des allures de fantôme. Souvent, il est même privé de visage, il se fond dans le public qui, même s'il souffre, n'a de toute façon pas la possibilité de le dire. Stoïque et anonyme, c'est ainsi que le lecteur-client se présente.
LE CLIENT ÉVOLUE dans le monde du commerce (1). Il paie et il consomme. Il est parfois fidèle au produit qu'il achète, et parfois mécontent de sa qualité. Le lecteur, lui, évolue dans le monde des mots. Il s'informe et il se divertit. Il est parfois heureux de ce qu'il lit, parfois outré, et souvent défiant à l'encontre de la presse (2). Mais le lecteur est-il un client ? Estil un client de mots ? La question contient un explosif : le lecteur- client mériterait-il la protection du ...
(1) * Contribution à la journée d'études organisée par l'Institut d'études politiquesde Rennes, sous la direction de M. Emmanuel Dreyer, sur le thème Le lecteur,réunissant juristes, sociologues et économistes (5 décembre 2002).
(2) Il s'agit d'un terme économique. Le client est « celui qui, faisant confiance àun professionnel, recourt régulièrement à ses services », ce qui renvoie auxvocables « consommateur, acquéreur, cocontractant» ( Vocabulaire juridique,sous la dir. de G. Cornu, PUF, 2002).
(3) V. le sondage annuel dans Télérama/ La Croixsur « la confiance des Françaisdans les médias » (enquête Sofres 26-28 décembre 2001 : www.sofres.com).
(4) Ce droit ne bénéficiant qu'à la « personne nommée ou désignée dans le journal» (article 13 de la loi du 29 juillet 1881).
(5) On parlera de « droit à l'information du public», plus flou quant au créancierdudit droit
(6) L. Marino, Responsabilité civile, activité d'information et médias, Puam-Economica, Avant-propos J. Mestre, 1997, n° 73 s, p. 58 s ; n° 100 s., p. 71 ;n° 298 s., p. 180 s.
(7) Depuis 1994, le médiateur au journal Le Mondetranche les désaccords quiapparaissent entre les lecteurs et les rédacteurs. C'est une première en France,sur le modèle de l' ombudsmansuédois. Il « permet de faire respecter le contratde lecture implicite qui existe entre Le Monde et ses lecteurs» (B. Malaussena,« Le point de vue journalistique », inLa loi de 1881 sur la liberté de la presse :une loi pour le XXIe siècle ? Conférence de l'ADECOM, 5 mars 2002 (compte-rendusur www.u-paris2.fr/dea-dtcom).
(8) Le Conseil de presse du Québec examine les plaintes de diverses catégoriesde lecteurs, dont l'intérêt à agir n'est pas forcément personnel : lecteur« directement concerné», « groupe d'intérêt», « indirectement concerné» et« non concerné» (www.conseildepresse.qc.ca).
(9) Exemple de Mag On-line(www.mag-online.net).
(10) La notion de contrat de lecture, telle qu'elle est étudiée par les sociologueset les économistes, ne semble pas avoir d'implications juridiques.
(11) L. Marino, op cit., n° 167 s, p. 110 s.
(12) TGI Toulouse, 21 décembre 1964, D.1965, jur. p. 401, note Ch. Debbasch.
(13) J. Vincent et S. Guinchard, Procédure civile, Précis Dalloz, 26e éd., 2001,n° 133-1, p. 166.
(14) N. Mallet-Poujol, « L'action judiciaire des associations en droit des médias »,Légipressen° 193, juillet-août 2002, p. 95.
(15) L. Boré, « Pour la recevabilité de l'action associative fondée sur la défensed'un intérêt altruiste », RSC1997, 751 ; P. Cramier, « L'encadrement de la déontologiejournalistique : le rôle des associations de téléspectateurs et la questionde l'intérêt à agir du public », Petites Affiches, 23 juin 1999.
(16) Paris, 5 juillet 1994, D. 1995, som. 263, obs. T. Massis ; D. 1996, jur. 578,note R. Martin ; JCP1996, II, 22562, note C. Mécary et F. Gras.
(17) « L'appréciation d'un manquement à leurs obligations par un journaliste oupar une chaîne de télévision, sauf à mettre en péril les principes constitutionnelsde la liberté d'expression pluraliste à travers des pressions subjectives de téléspectateursmécontents ou de groupements partisans prétendant les représenter,relève en premier rang des pouvoirs du Conseil supérieur de l'audiovisuel,organisme régulateur indépendant, qui exerce seul et de façon globale ses attributions sur l'ensemble des émissions diffusées par les diverses chaînes.»: Paris,1re A, 24 février 1998, D.1999, som. 120, obs. T. Hassler et V. Lapp. En premièreinstance : TGI Paris, 29 novembre 1995, D.1996, jur. p. 578, note R. Martin.
(18) L'article 28 de la loi du 30 septembre 1986 l'évoque mais ce terme ne figurepas à l'article 1er.
(19) Pour la presse écrite, les éditeurs et les journalistes ne sont pas favorablesà un organe qui dépendrait de l'Etat. Pour la presse électronique, les axes du gouvernementen faveur du développement de la société de l'information ne sont pasorientés pour l'instant sur la question de la qualité de l'information sur l'internet.
(20) TGI Paris, 1er février 1995 (AFLS, Agence française de lutte contre le sida),D.1995, jur. p. 569, note B. Edelman ; D.1997, som. 89, obs. T. Hassler ; Surappel : Paris, 28 mai 1996, D.1996, jur. p. 617, note B. Edelman.
(21) Cass. 1re civ., 14 septembre 2000 (AGRIF, Alliance générale contre le racismeet pour le respect de l'identité française et chrétienne), D. 2000, Inf. rap. p. 297.
(22) Aux termes de l'article 1er de loi 1er août 1986 portant réforme du régimejuridique de la presse, « l'expression publication de presse désigne tout serviceutilisant un mode écrit de diffusion de la pensée mis à la disposition du publicen général ou de catégories de publics et paraissant à intervalles réguliers».
(23) Les articles 5 et 6 de la loi du 1er août 1986 énumèrent les mentions obligatoiresqui doivent être portées « à la connaissance des lecteurs», notammentla mention du nom du directeur de la publication sur chaque numéro.
(24) Dans le décret du 6 août 1993 instituant une aide exceptionnelle aux entrepriseséditrices de publication de presse, art. 1er : « présenter un intérêt dépassantde façon manifeste les préoccupations d'une catégorie de lecteurs»; dansle décret du 10 mai 1996 instituant une aide aux publications hebdomadaires,art. 2, avec la même formule ; dans le décret du 5 février 1999 relatif au fondsd'aide à la modernisation de la presse quotidienne, art. 3 : « assurer[ ] la diffusiondes publications auprès de nouvelles catégories de lecteurs».
(25) E. Derieux, « L'intérêt du public en droit français de la communication », inL'intérêt du public, principe du droit de la communication, 1994, p. 4 s., spéc.p. 7: « L'intérêt du public, en droit de la communication, c'est la reconnaissancedu droit du public à l'information, qui ne peut concerner n'importe quelle informationmais exige une information de qualité au service du public.»
(26) X. Linant de Bellefonds, « L'information en tant qu'objet de droit en France »,RIDC 1991, n° spécial, vol. 13, p. 43.
(27) Laure Marino, op. cit., n° 259 s., p. 158 s.
(28) J. Carbonnier, « Le silence et la gloire », D. 1951, chr. p. 119.
(29) Cass. 1re civ., 5 novembre 1996, Bull. civ. I, n° 378 ; D. 1997, som. 289,obs. P. Jourdain ; JCP1997, II, 22805, note J. Ravanas; JCP1997, I, 4025, n° 1,obs. G. Viney ; RTD civ. 1997, p. 632, obs. J. Hauser.