L'ESSENTIEL Notre système juridique se réfère de plus en plus souvent à la notion de produit en lieu et place de celle de bien. Tel est le cas en matière financière, de santé, d'assurance, de cinéma Aussi ne doit-on pas envisager la même évolution pour les biens culturels. La jurisprudence européenne qualifie les oeuvres d'art de « produits appréciables en argent », et la doctrine se réfère au concept de produit culturel. Reste à savoir si ces deux notions couvrent la même réalité ; si elles caractérisent un morceau de culture matérialisé par une oeuvre. Il y a certes des raisons qui poussent au rapprochement entre les deux concepts, issues d'un double mouvement économique et juridique, de la même façon que certaines s'y opposent. La notion de produit renvoie avant tout aux meubles, laissant ainsi de côté les immeubles. Le concept induit également une commercialité en contradiction avec le régime des biens culturels. Si une telle assimilation ne semble pas opportune, la confusion permet finalement de mieux distinguer les contours de la catégorie des biens culturels.
1. L'irrésistible ascension du produit Le droit, comme on le sait, « a recouvert le monde bariolé des choses d'un uniforme capuchon gris, la notion de bien » (1). En même temps notre système juridique, sous l'influence de l'économie, se réfère de plus en plus souvent à la notion de produit.Nous sommes en effet envahis de produits financiers, de produits d'assurance, de produits industriels, de produits informatiques, de produits du cinéma Le produit serait-il en train de chasser ...
Jean-Michel BRUGUIÈRE
Professeur à l'Université de Grenoble-Alpes Directeur du CUERPI Avocat of ...
1er juillet 2006 - Légicom N°36
4889 mots
Veuillez patienter, votre requête est en cours de traitement...
(2) J. Carbonnier, Flexible droit, LGDJ, 9e éd.1998.
(3) Le législateur dans l'ordre international,communautaire ou interne vise principalementaujourd'hui la catégories des biens culturels. Onne peut néanmoins tenir la notion pour acquise.Parfois, il vise l'oeuvre de l'esprit, l'objet decollection ou l'exemplaire original selon lecontexte juridique. Parfois le patrimoine (commedans le Code) ou telle ou telle catégorie debiens : des archives, des oeuvres d'art. Le produitculturel est plutôt visé dans le cadre du droitd'auteur à propos de la protection des créationsissues des industries culturelles (que l'on songepar exemple ici au Livre vert sur la société del'information).
(4) Linant de Bellefonds, Droit d'auteur et droitsvoisins, Cours Dalloz 2002.
(5) A. Lucas, Droit d'auteur et numérique, Litec1998.
(6) Le produit désigne en effet, comme le bien, lerésultat d'un processus. En ce sens, il s'oppose àl'activité culturelle qui se situe en amont.
(7) P. Hugueney, De la responsabilité du tiers complice de la violation d'une obligationcontractuelle, thèse Dijon, 1910 p. 14.
(8) « Tout est dit et l'on vient trop tard ». Sanssouci d'exhaustivité, l'on peut se reporter àl'ouvrage de P.-L Frier, Droit du patrimoineculturel, PUF, coll. Droit fondamental, 1997 et àcelui de M. Cornu, Le droit culturel des biens,Bruylant 1997. Sur la notion de bien culturel, lecaractère de plus en plus immatériel dupatrimoine devrait sensiblement modifier ladéfinition. Notre code du patrimoine, parexemple, ignore superbement cette évolution.
(9) J.-P Dupuy, Le sacrifice et l'envie. Lelibéralisme aux prises avec la justice sociale,Calman-Levy, 1992.
(10) J.-M. Bruguière, L'appropriation du vivant,Économie et sociétés, Série F, n° 39,Développement, III, 9-10/2001, p. 1523.
(11) F. Linditch, Le nouveau droit des marchésde la culture, AJDA 2002 p. 210.
(12) Cf. Le Monde, Dossiers et documents,n° 337 décembre 2004, La culture face auxrisques du marché.
(13) D. Mainguy, « Réflexions sur la notion deproduit en droit des affaires », RTD com 1999,p. 47.
(14) CJCE, 14 décembre 1962, Rec. 813 et s.
(15) Le disque connaît la même expansion. Ungrand quotidien annonçait ainsi que six disquessur 10 seraient vendus en France dans des hyper.
(17) Rapport sur le marché de l'art,P. Lellouche, AN 25 novembre 1999 n° 1965.
(18) Cette doctrine libérale ici défendue dans lecadre de ce rapport trouve d'autres zélateurs(plus ou moins conscients de la portée de leurdoctrine). Un jeune auteur s'est ainsi efforcé deréhabiliter le vieil article 716 du Code civil et lapropriété des inventeurs. S. Drapier, « Lestrésors cachés de l'article 716 du Code civil.Pour l'exhumation des droits de l'inventeur »,RRJ 2003/1 p. 209. A la base de cette thèse(totalement irréaliste selon nous) un constat :« Loin d'assurer une meilleure protection dupatrimoine, pourtant objectif déclaré des textesinternes et internationaux, tout démontre quel'État a fini par dépouiller l'inventeur de sesdroits. Ce résultat ne risque-t-il pas contre touteattente d'encourager le secret de la découverte,l'inventeur entretenant ainsi ses chances de gainsur les marchés parallèles ». La conclusion estsimple (quoique jamais véritablement exprimée) :il faut rétablir la propriété des possesseurs debiens culturels, elle même étant certainementcensé favoriser la libre circulation des biens.Nous sommes bien d'accord avec l'idée que ledroit de propriété favorise la libre circulation desbiens. C'est d'ailleurs ce que dit bien un autretexte du Code civil (non cité par Mme Drapier)que l'on perd souvent de vue : l'article 537.Selon cet article : « Les particuliers ont la libredisposition des biens qui leur appartiennent ».Mais il ne fait pas oublier la fin. « Sous lesmodifications établies par les lois ». Nous nevoyons pas comment dès lors l'on peut faireabstraction de toute la réglementation relativeaux biens culturels (sans parler du fait que lalibre disposition du patrimoine peut aussi êtrecontestée à propos du patrimoine culturel). Enbref, la technique juridique (ici l'article 716) doitaussi être mise au service d'une cause réalistepour emporter la conviction.
(19) Sur la seconde question, il faut bienreconnaître que la gestion patrimoniale impliqueen partie une valorisation économique desrichesses. Cela a bien été démontré par X. Greffeà partir du patrimoine monumental (X. Greffe,La valeur économique du patrimoine, 1990Anthropos-Economica) et nous avions repriscette analyse à propos de la commercialisationdes données publiques (J.-M. Bruguière, Lesdonnées publiques et le droit, Litec 2002 p. 157)et pour démontrer qu'il n'y avait pasd'incompatibilité majeure (sur le terrain del'inaliénabilité tout au moins) entre la théorieciviliste du patrimoine d'Aubry et Rau etl'émergence de nouveaux patrimoines. Voir J.-M.Bruguière et A. Maffre-Baugé, « Le patrimoine,existences multiples, essence unique ? », Droit etpatrimoine janvier 2005, p. 64 et les actes ducolloque d'Avignon, mars 2004, publiés sous uneforme électronique in Droit in situ.
(20) J. Calais-Auloy et F. Steinmetz, Droit de la consommation, 4e éd. 1996, n° 177.
(21) A. Chastel, cité par P.-L Frier, Droit dupatrimoine culturel, PUF, coll. Droitfondamental, 1997.
(22) Cf. le discours d'Amiens du 19 mars 1966in P. Urfalino, « La philosophie de l'Étatesthétique », Politix, n° 24, p. 29 note 2.
(23) Cité dans Le Monde, Le risque de lamarchandisation, 29 octobre 2003.
(24) P.-L Frier, op. cit. p. 15. Par biens culturelsFrier visait avant tout les oeuvres protégées par ledroit d'auteur. Par biens patrimoniaux,l'ensemble des richesses déjà envisagées commeun patrimoine à protéger. Bien évidemment lesdeux catégories ne sont pas étanches. Certainesoeuvres de l'esprit pourront demain êtrepatrimonialisées. Autrement dit, ces biens sontdes biens culturels en devenir.
(25) Le commerce s'entend, comme on le sait,du commerce économique (une chose est dans lemarché par le jeu de l'offre et de la demande) etjuridique (en ce sens qu'elle supporte certainesopérations juridiques). Les deux sens necoïncident pas nécessairement et nous nous entiendrons au commerce juridique appréhendé parl'article 1128 du Code civil.
(26) R. Libchaber, « Biens », Recueil Dalloz,septembre 2002.
(27) Pour une présentation de ces différentsmécanismes, cf. M. Cornu, Le droit culturel desbiens, Bruylant. Du même auteur et dans cemême numéro cf. l'article sur la technique del'indisponibilité.
(28) La loi, au moment où une demande decertificat en vue de la circulation d'un bienculturel au sein de l'Union est formulée, permetà l'État de faire une offre au propriétaire s'ilsouhaite immobiliser le bien sur le territoire. Lepropriétaire peut refuser. Dans ce cas le bien nepeut sortir du territoire. Au cas où il accepte leprix sera déterminé par un expert sur la base dumarché international.
(29) F. Linditch, « Le nouveau droit des marchésde la culture », art. précit.
(30) En cela d'ailleurs nous rejoignions lesdifférentes campagnes de libraires visantprécisément à souligner (du fait de l'évolutiondes modes de distribution que nous avonsdécrite, cf. supra) que le livre n'est pas unproduit comme les autres. Il est certain quel'achat d'un ouvrage chez un libraires'accompagne d'un conseil, d'une informationque l'on ne retrouve pas nécessairement dans unsupermarché. La problématique est ici en touspoints identique à la distribution des produits desanté.
(31) T. Corr. Limoges 9 décembre 1942, JCP1943, II, 2 324 note J.-L cité par A. Bernard,
(32) R. Savatier, « Le droit comptable au service del'homme », Dalloz 1969 n° 105 et 217. Et la nonmoins célèbre chronique du même auteur, « La ventede services », D. 1971 p. 45 et s.
(33) Sur ces données essentielles, P.-H Antonmatteiet J. Raynard, Droit civil. Contrats spéciaux, Litec3° éd. n° 73.
(34) Loi du 13 juillet 1992 et le commentaire deG. Raymond, Cont. Conc. Consom, oct 1992.
(35) Loi du 29 janvier 1993, et le commentaire deM. Malaurie, Ma remarque n'était pas envers toi,mais envers la presse en général, qui prend souventles déclarations des gens qui l'arrangent, et qui n'yapporte aucun regard critique. Quand quelqu'unbalance une énormité dans le débat (comme le coupque j'ai décortiqué, plus haut, sur la démographie dela Haute-Garonne), l'organe de presse devrait jouerson rôle de critique, et pas seulement son rôle decaisse de résonance. Fournir un haut-parleur à untype qui balance une énormité, ce n'est pas, à mesyeux, un travail de journaliste. 1993, p. 215
(36) Qu'est ce qu'un bien? Dans le droit civil celui-ciest défini comme « Une chose qu'il est utile et possibled'approprier » (F. ZenatiI, Les biens, PUF, Coll. DroitFondamental, 1988, p. 13). La possibilitéd'appropriation renvoie à l'organisation de l'exclusivité,l'utilité à la théorie de la valeur et à l'utilitarisme deJean-Baptiste Say. Sur ce dernier point, l'on ne peut queconstater l'inadéquation de cette perspective utilitariste àpropos d'une chose (la problématique est en tous pointsidentiques pour les biens issus de l'environnement) quiva rendre des services à la collectivité; services soitesthétiques, soit civiques parce qu'il y a certainementune fonction de paix ou de cohésion sociale dansl'attachement à des biens culturels (un monument parexemple). Sur cette idée d'inadaptation de certainesclassifications à propos des biens culturels, cf.J. Untermaier, « La qualification des biens culturels endroit français », in Droit du patrimoine culturelimmobilier, sous la direction de Y. Jegouzo, Economica,1985, p. 17 et spéc. 23-25.
(37) Sur ce constat, cf. P.-L Frier, op. cit.
(38) M. Heidegger, L'origine de l'oeuvre d'art , Paris,Gallimard, 1962 p. 13.