La profession de journaliste, au service de la liberté de la presse, bénéficie à certains égards d'un statut exorbitant du droit commun du travail. Ainsi en est-il de la clause de conscience qui permet aux journalistes de quitter une entreprise de presse en bénéficiant des indemnités liées habituellement au licenciement en démontrant un changement notable dans le caractère ou l'orientation du périodique auquel ils collaborent, propre à atteindre leurs intérêts moraux. Un arrêt récent de la Cour de cassation a précisé les conditions de l'exercice de cette clause en admettant que le changement ne se limitait pas à l'orientation politique de la publication et que l'atteinte aux intérêts moraux concernait la morale individuelle entendue largement, soit les convictions politiques, philosophiques ou idéologiques.
EN vertu de l'art. L 761-7-3°, le journaliste salarié peut prendre l'initiative de la rupture de son contrat de travail sans qu'elle lui soit imputable, autrement dit, il a le droit de partir de son entreprise de presse moyennant une indemnité de licenciement. À cette fin, le journaliste devra prouver un changement notable dans le caractère ou l'orientation du périodique si ce changement crée, pour lui, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou ...
Nathalie BEAURAIN
Avocat à la Cour, Deprez Dian Guignot
1er avril 1997 - Légicom N°14
4220 mots
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(2) Art. L 761-7-3° « Les dispositions de l'article L 761-5sont applicables dans le cas où la résiliation du contratsurvient par le fait de l'une des personnes employéesdans une entreprise de journal ou périodique mentionnéeà l'article L 761-2, lorsque cette résiliation estmotivée par un changement notable dans le caractèreou l'orientation du journal ou périodique si ce changementcrée, pour la personne employée, une situationde nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputationou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux ».
(3) Blin, Chavanne, Drago, Traité du droit de la presse,Paris 1969.
(4) Cass. soc., 17 avril 1996, pourvois n° T 93-42.409 ;U 93-42.410 ; V 93-42.411.
(5) Cf. art. L 761-7 dernier alinéa.
(6) Le salarié ne peut mettre fin immédiatement à soncontrat de travail. Il doit respecter un délai de préavis.En matière de licenciement, l'existence ou la durée decelui-ci sont fixées par la loi. En matière de démissioncependant, l'existence ou la durée de préavis serontfixées par les usages ou conventions collectives et exceptionnellementpar des dispositions légales dérogativesdu droit commun. Tel est le cas pour les journalistessalariés en vertu de l'art. L 761-7 dernier alinéaCT où il est spécifié que : « dans les cas prévus à l'art.L 761-7-3°, comme en l'espèce, le personnel qui romptle contrat n'est pas tenu d'observer la durée du préavisprévue à l'article L 761-4 ».
(7) Le Monde du 23 avril 1996, p.32.
(8) Dessinges (Pierre-M.), La clause de conscience dujournaliste et la liberté de la presse, revue des droitsde l'homme, vol. VII. 2-4, 1974, p. 603 sqq.8.Veyrat-Masson (Isabelle), Études, mai 1992, journalistes: libertés et contraintes.
(10) Perier-Davile, note sous Paris, 19 janvier 1981, Gazettedu Palais, 1981, 1, 215.
(11) CA Paris, 2 mai 1989, SA Éditions Parisiennes Associéesc/ M. Demeulenaere, dit Marc Dem, Légipresse,n° 10-I, 1989, p. 78 : « La destitution et le remplacementdu rédacteur en chef d'un hebdomadaire (àla ligne politique très marquée) traduisait un changementnotable, à la fois important et connu du public,dans l'orientation et la nature de la publication, mêmesi celle-ci continuait à prôner une idéologie similaireet à s'adresser globalement au même lectorat ».
(12) Durand Droit social 1994, p. 261.
(13) D. 1936. IV. p. 56 sqq.
(14) Loi dite aussi loi Brachard, nom de l'auteur du rapportprécédent l'adoption de cette loi (JO du 30 mars1935).
(15) Cass. civ., 9 novembre 1961, Paris journal c/ Parisot,D, 1962, jurisprudence, p. 240 : « lorsqu'un journal,qui portait d'abord un sous-titre ultérieurementdisparu, a vu les personnalités qui l'animaient se retirerpeu à peu, qu'il résulte de la consultation des deuxpublications que la seconde s'est insensiblementorientée vers une direction politique absolument différentede celle suivie par la première et que le secondjournal reniait le premier dans le but qu'il avait poursuivi».
(16) Art. L 761-5-3° : « ...un changement notable dans lecaractère ou l'orientation du journal ou périodique... ».
(17) Lindon (Raymond), La clause de conscience dansle statut des journalistes, SJ/G 1962-I-1669.
(18) Ch. soc., 9 novembre 1961, Droit Social 1962,p. 564, Note Jean Savatier, D. 1962, jurisprudence,p. 240.
(19) CA Paris, 21e ch., du 25 juin 1959, Gazette du Palais1959, 2, jurisprudence, p. 325.
(20) Nous pouvons remarquer que la Cour de cassations'est inspirée directement des propos de M. Lachaze,prononcés en 1936.
(21) « Attendu que pour confirmer cette décision, lacour d'appel, relève que Paris-Journal qui portaitd'abord le sous-titre de Franc-Tireur, ultérieurementdisparu, a vu les personnalités qui animaient Franc-Tireur se retirer peu à peu, qu'il résulte de la consultationdes deux publications : alors que la premièreavait une direction politique très affirmée, la secondes'est insensiblement orientée vers des fins absolumentdifférentes et encore que le second journal reniait lepremier dans le but qu'il avait poursuivi ». La courajoute : « le sieur Parisot ne pouvait, sans manquer àl'honneur et aussi à ses intérêts moraux, continuer sacollaboration au second journal qui reniait le premierdans le but qu'il avait poursuivi ».
(22) CPH Paris, 14-01-92, Mme Fromentin c/ PrismaPresse, Cahiers prud'homaux, n° 7 - 1992, p. 126 :« Attendu que le journal Voici a évolué et s'est adaptéaux goûts de son lectorat, ce glissement s'étant faitdans le sens d'une libéralisation des thèmes abordés etdans la place accordée à des sujets qui n'étaient pasabordés jusqu'alors dans ce journal à vocation de lecturefamiliale ».Les juges prud'homaux ajoutent :« Attendu que le Conseil estime qu'il est certain quel'orientation du journal, son concept affiché, s'est détournédans des proportions très importantes de sonconcept d'origine ».
(23) C. Appel 30 mars 1993, Légipresse, n° 103-III,Juillet-août 1993, p. 85.
(24) Veyrat-Masson (Isabelle), Études, mai 1992,Journalistes : libertés et contraintes, « Contrainte encore,la politique du journal. Ce peut être une ligne politiqueau sens partisan du mot, ou une certaineconception du monde et des valeurs qui doivent le régir.Les journalistes connaissent cette politique et ontune sorte de contrat moral avec le journal lorsqu'ils yentrent. La clause de conscience prévoit pour les journalistesune possibilité avantageuse de quitter leurjournal si la conception éditoriale change, ce qui favorisel'acceptation claire des règles fixées au départ. »
(25) Dessinges (Pierre-M.), La clause de consciencedu journaliste et la liberté de la presse, Revue des droitsde l'homme, vol. VII. 2-4, 1974, p. 603 sqq.
(26) Ne perdons pas de vue que la perte d'un lectoratpeut aussi être une perte économique.
(27) Derieux (Emmanuel), Droit de la communication,LGDJ, Paris 1991.
(28) Sur le concept, cf. Beigner (Bernard), L'honneur etle droit, LGDJ, Paris 1995.
(29) Laszlo-Fenouillet (Dominique), La conscience,Thèse LGDJ Paris 1993.
(30) « Attendu que cette évolution est de nature à porteratteinte à l'honneur ou à la réputation du journalistequi voit son nom attaché à une presse qu'il n'approuveplus, ne serait-ce que pour des raisons familialesen l'occurrence », CPH du 14/01/92. « Cechangement notable a ainsi porté atteinte par cettenouvelle image de marque aux intérêts moraux des salariésn'ayant pas adhéré à ce nouvel objectif », CA 30mars 1993.
(31) Cour d'appel (22e ch.), 19 janvier 1981 : Gazette duPalais 1981, 1, jurisprudence, p. 213, Note Perier-Daville.
(32) Cass. Soc., 13 décembre 1983 : Ferrand, Geoffroy,Cerles et autres c/ Les Presses nouvelles de l'Est, SAAgir et Delaroche : Gazette du Palais 1984, I, p. 118.
(33) JO ch. des députés, Doc, annexe n° 4516, p. 108.
(34) JO ch. des députés, Doc, annexe n° 1652, p. 750.
(35) Emmanuel Derieux : Droit de la communication,LGDJ, Paris 1991.
(36) Beignier (Bernard), L'honneur et le droit, Thèsepubliée, LGDJ, Paris 1995.
(37) Art. 11 de la Déclaration des droits de l'homme de1789 : « la communication des pensées et des opinionsest l'un des droits les plus précieux de l'homme ; toutcitoyen peut donc parler, écrire, imprimer librementsauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les casdéterminés par la loi ».
(38) Dumas (Roland), : le droit de l'information, PUFParis, 1981.
(39) Cousin (Bertrand) et Delcros (Bertrand), le droitde la communication, Tome I, Édition du moniteur1990, p. 212.
(40) Convention collective des journalistes ,1er novembre1976, mise à jour le 27 octobre 1987.
(41) CA Besançon 17 janvier 1964, « [qu'] en interdisant,dans l'intérêt du journal, à l'un de ses rédacteursd'exprimer publiquement, par un acte de candidature,une opinion politique, une entreprise de presse neviole pas pour autant le principe constitutionnel ».