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Tribune


01/06/2007


Les enjeux de l'édition à l'ère numérique



Serge EYROLLES
Président du Syndicat national de l'édition
 

En avril dernier, le Syndicat national de l'édition a rendu public, par l'intermédiaire d'un “Livre blanc” (1), les quinze propositions envoyées aux candidats à l'élection présidentielle, et a appelé de ses voeux un soutien plus fort des pouvoirs publics.
Avec 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 70000 titres publiés et 460 millions d'exemplaires vendus par an, l'édition de livres est la première industrie culturelle en France. Mais le livre n'est pas une simple marchandise.
À l'ère du numérique, l'édition demeure particulièrement vigilante au respect des droits d'auteur sur Internet et à un encadrement strict des exceptions instaurées par la loi DADVSI.
Alors que la numérisation de la musique et de la vidéo est achevée et a conduit à un piratage généralisé des contenus, la numérisation des livres n'en est encore qu'à ses débuts. Si le livre-papier l'emporte encore, en termes d'ergonomie, sur la lecture de livres sur écran d'ordinateur, l'offre (légale ou illégale) de livres numériques progresse, et l'arrivée sur le marché de tablettes de lecture (type « e-reader ») basées sur la technologie de l'encre électronique, pouvant télécharger un grand nombre de pages pour un poids et prix de plus en plus compétitifs, devrait accélérer cette évolution.
Cette révolution technologique est porteuse de nouveaux marchés, d'une meilleure exploitation du fonds éditorial, d'un meilleur accès au savoir et à la culture… Mais à une condition: ne pas sombrer dans le mythe de la gratuité, faussement généreux et dangereux à terme. Comme l'a rappelé le sociologue Marcel Gauchet lors du colloque sur « Livre 2010 » le 22 février 2007, l'accès illimité au savoir est une illusion, et les internautes – les lecteurs – sont finalement contents d'avoir des médiateurs – les éditeurs – qui lisent à leur place et leur permettent de ne pas devoir tout lire… Si les oeuvres de l'esprit ont cessé d'être réservées à une élite pour devenir accessibles à tous, c'est bien par le marché. Cependant aujourd'hui, cet équilibre est menacé par le piratage : la culture de la gratuité tue la culture.
Longtemps cantonnée dans le luxe, la contrefaçon a explosé dans les secteurs du disque, des jeux vidéos et de l'édition en s'appuyant notamment sur Internet. Le piratage des oeuvres numériques sur Internet est facilité pour quatre raisons principales : la copie des créations numériques n'entraîne aucune perte de qualité, les frais de reproduction d'oeuvres en ligne sont insignifiants, les contrefacteurs ont la possibilité de recourir à des techniques leur permettant d'agir anonymement et beaucoup d'internautes estiment encore qu'Internet est « un merveilleux espace de liberté ».
Le SNE, particulièrement vigilant à cet égard, a engagé plusieurs procédures judiciaires, notamment dans le domaine de la bande dessinée.
Après deux dépôts de plainte avec constitution de partie civile en 2002 et 2004, le SNE a assigné pour contrefaçon en 2005 le fournisseur d'accès et d'hébergement Free qui met à la disposition de ses abonnés, via son serveur Usenet, un canal litigieux par lequel transitent des milliers de bandes dessinées protégées par le droit d'auteur.
Google, dans le cadre de partenariats signés avec de grandes bibliothèques anglo-saxonnes et maintenant européennes (programme “Google Recherche de Livres”), numérise sans autorisation préalable des livres protégés par le droit d'auteur, et les met à la disposition du public. Fidèle à sa tactique du fait accompli, le moteur de recherche numérise d'abord les ouvrages, puis propose l' “opt out”. La Martinière groupe a assigné Google pour contrefaçon en juillet 2006. La communauté des éditeurs français, représentés par le SNE, s'est jointe à la procédure en octobre 2006, suivie des auteurs, par le biais de la Société des gens de lettres (SGDL), en décembre 2006. L'action du SNE s'inscrit dans la lignée des poursuites engagées contre Google (Books) aux États-Unis et contre le service Google (News) et d'autres services de diffusion d'articles de presse en France et aux États-Unis. La récente condamnation de Google News en Belgique est très encourageante.
Depuis de nombreuses années, les éditeurs développent de nouveaux projets, dont les modèles économiques sont fondés sur le respect du droit d'auteur, par exemple le portail Cairn pour les revues, Numilog, Cyberlibris et tous les produits numériques disponibles sur le marché ou en développement (produits multimédias éducatifs, ouvrages juridiques, etc.). Les éditeurs coopèrent au projet

Européana (bibliothèque numérique européenne), lancé en 2005 par la Bibliothèque nationale de France, dans la mesure où ce projet respectera le droit d'auteur.
Les éditeurs réunis au sein du SNE souhaitent maîtriser les choix liés à la numérisation des livres: rythme et qualité de la numérisation, choix des opérateurs (moteurs de recherche, bibliothèques en ligne, libraires en ligne, etc.), sécurisation du système, modèles économiques adaptés aux différents segments du marché, selon les secteurs et l'ancienneté des ouvrages. À côté de la diffusion de contenus numériques sur Internet, il s'agit également d'anticiper l'arrivée prochaine sur le marché des e-books: dès que ce produit sera au point et bon marché, son développement sera alors très rapide. La maîtrise des contenus sera alors cruciale. Car dans l'économie numérique du livre, il doit y avoir place pour deux secteurs : un secteur gratuit, celui des oeuvres tombées dans le domaine public, et un secteur marchand, celui des ouvrages sous droits d'auteur. Sinon, comment financer la création? C'est dans cet esprit que les éditeurs souhaitent voir appliquer la loi DADVSI du 1er août 2006 et ses trois nouvelles exceptions au droit d'auteur, en faveur des bibliothèques, des personnes handicapées et des enseignants et chercheurs.
Ces exceptions se révèlent complexes à mettre en oeuvre. Les éditeurs souhaitent en tout état de cause qu'elles le soient dans le respect de l'équilibre économique du secteur, conformément à la directive européenne à l'origine de la loi DADVSI.
S'agissant de l'exception pédagogique en faveur de l'enseignement et de la recherche, la loi DADVSI a mis en place un système complexe.
En 2007 et 2008, le protocole d'accord conclu en mars 2006 avec le ministère de l'Éducation nationale autorisant – en contrepartie d'une rémunération forfaitaire – la reproduction numérique et la représentation en classe d'extraits d'oeuvres protégées fixées sur support graphique, y compris de manuels scolaires, devrait s'appliquer. À compter du 1er janvier 2009 entrera en vigueur l'exception pédagogique, qui permettra aux enseignants des écoles, collèges, lycées ou universités d'utiliser et de diffuser, suivant des conditions strictement définies dans la loi et en contrepartie du versement d'une rémunération négociée sur une base forfaitaire, des « extraits d'oeuvres » sans autorisation des ayants droit.
Toutefois, seront exclues de cette exception les « oeuvres conçues à des fins pédagogiques », ainsi que les « oeuvres réalisées pour une édition numérique de l'écrit » (bases de données, cd-rom, oeuvres destinées à être exploitées en ligne, etc.). Partant du constat du risque d'incompréhension des enseignants devant cette complexité, le SNE a entamé une réflexion sur la définition des « oeuvres conçues à des fins pédagogiques » et sur la mise en oeuvre de cette « exception de l'exception ».
En application de l'exception catégorielle en faveur des personnes handicapées, les éditeurs devront, sans contrepartie financière, transmettre aux associations de handicapés agréées qui en feront la demande, les fichiers sources de leurs ouvrages en format ouvert. Cette exception, libellée de manière large, soulève de nombreuses questions, cruciales pour les éditeurs (risque de dissémination des fichiers), et qui devront faire l'objet de décrets d'application. Ces derniers devront ainsi définir le taux d'incapacité par type de handicap ouvrant droit à cette exception, les critères d'agrément des associations de personnes handicapées bénéficiaires, l'organisme dépositaire des fichiers et son financement, le modèle de gestion et d'archivage des fichiers, la sécurisation des fichiers et de la plateforme, etc. Selon le SNE, les personnes affectées d'un handicap visuel devraient être les principales bénéficiaires de cette exception, les autres types de handicaps (tétraplégie, myopathie, surdité, handicap mental, etc.) ne nécessitant pas l'adaptation de livres, mais plutôt celle de terminaux de lecture. En effet, l'édition numérique n'est pas en soi une édition adaptée.
Enfin, cette exception ne doit pas couvrir le prêt numérique à distance.
L'exception en faveur des bibliothèques, des musées et des services d'archives se restreint, quant à elle, aux seules fins de conservation ou de préservation des oeuvres pour en assurer la consultation sur place. C'est le cas des oeuvres détériorées ou qui ne sont plus disponibles à la vente ou encore dont le format de lecture est obsolète.
Elle ne fait pas l'objet d'une contrepartie financière.
Cette interprétation ressort également des propos de l'ancien ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, qui a clairement indiqué, au cours de débats, que cette reproduction visait « les actes de nature spécifique destinés à permettre la conservation du patrimoine national en permettant la consultation sur place de copies.
Lorsque cela est le seul moyen d'accès à ces oeuvres: tel est le cas d'oeuvres détériorées ou qui ne sont plus disponibles à la vente ou encore dont le format de lecture est obsolète ».
D'une manière générale, ces trois exceptions au droit d'auteur demeurent encadrées par le « test des trois étapes » défini par la directive européenne de 2001, par la Convention de Berne et transposé dans la loi DADVSI.
Ainsi, seules les utilisations énumérées par l'article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle, qui ne portent pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur, pourront s'effectuer sans l'autorisation des titulaires de droits.
En outre, on ne peut prétendre favoriser le développement de la société de l'information sans mettre fin à la discrimination fiscale dont souffre le livre électronique, en promouvant au niveau européen l'idée d'un taux de TVA réduit. Il devient de plus en plus absurde de soutenir qu'un contenu écrit en ligne est un service taxable au taux normal, alors que le même contenu fonctionnel imprimé sur papier serait un bien taxable au taux réduit.
La question se pose de savoir si les pouvoirs publics cherchent vraiment à promouvoir la culture.
1er juin 2007 - Légipresse N°242
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